Interrogée sur le fait de savoir si le montage est un art ou une technique, Sophie Vercruysse,
avec le sens de la réflexion nuancée qui la caractérise, répond :
"Ce n’est pas une technique, c’est de l’art dans la mesure où l’on modèle une matière, les plans, pour en faire une création, le film. Le montage, c’est faire émerger d’une matière un rythme, une musicalité, une picturalité. J’aime bien aussi me dire que c’est une forme d’artisanat".
CF : Comment vous présenteriez-vous ?
SV : J’ai 29 ans et je suis monteuse images.
Monteuse images ? Il y a d’autres types de montage ?
Oui, le montage son. [On y reviendra].
Où avez-vous fait vos études ?
A l’IAD.
Est-ce là que vous avez rencontré Joachim Lafosse ?
Non, je l’ai rencontré après mes études.
Comment êtes-vous entrée dans le monde du cinéma ?
Après mes études, j’ai été secrétaire de production sur un téléfilm. C’était en 2001 pour « Maigret et la croqueuse de diamants ». Ensuite j’ai fait de l’assistanat de production, en 2003 notamment pour « Le tango des Rashevski » de Sam Garbarski avec Ludo Troch au montage. En 2002 j’ai travaillé comme assistante monteuse sur « Le fils » des frères Dardenne avec Marie-Hélène Dozo au montage.
Avez-eu très tôt l’intuition que c’est le montage qui vous intéressait ?
J’ai su en tout cas tout de suite, après mes humanités, que je voulais faire des études artistiques qui n’étaient pas directement liées aux arts plastiques (dessin, sculpture…). Je suis tombée sur une brochure de l’IAD. J’avais le choix entre la photo, le son, la réalisation et le montage.
J’ai choisi ce qui me semblait le plus intéressant pour moi, sans que ce soit réellement une passion au départ. Je ne le regrette pas, je ne me vois pas faire autre chose.
Est-ce que les études de monteuse sont axées très vite sur la pratique ?
Oui, dès la première année on se retrouve devant la table de montage à faire de petits exercices pratiques. C’est une bonne idée d’être confrontée tout de suite à la réalité de son choix.
Sur quel film avez-vous débuté votre carrière de monteuse ?
Sur « Thomas est amoureux » de Pierre-Paul Renders. Avec Ewin Ryckaert au montage.
C’était un stage ?
Oui, et je l’ai trouvé grâce à un de mes professeurs qui assurait la direction de production du film. J’avais terminé mes études, mais je n’avais pas encore rendu mon mémoire.
Sur quoi portait votre travail de fin d’études ?
Son titre est « Un certain regard de femmes ». En fait je m’intéressais à la façon dont des femmes cinéastes regardaient des femmes dans le cinéma français des années 1990.
C’est un sujet vaste.
Je me suis concentrée principalement sur trois films. « Y aura-t-il de la neige à Noël ? » de
Sandrine Veysset (avec Nelly Quettier au montage), « En avoir ou pas » de Laetitia Masson (avec
Yann Dedet et Babeth Si Ramdane au montage) et « Post coïtum animal triste » de Brigitte Rouän
(avec Laurent Rouän au montage).
Ce qui m’intéressait c’était de repérer les points de convergence et de divergence entre ces
regards féminins posés sur le féminin. Mon travail n’était pas une étude exhaustive de ces films au point de vue de leur montage.
Pour en revenir à Pierre-Paul Renders, la rencontre s’est-elle bien passée ?
Très bien. Renders est un homme sympathique et un cinéaste ouvert et généreux.
J’ai trouvé cette première collaboration très chouette, elle m’a ouvert d’autres portes et m’a surtout donné l’impression que le monde du cinéma n’avait rien d’inaccessible.
Comment définiriez-vous votre métier ? C’est quoi finalement être monteuse ?
C’est une étape dans l’élaboration d’un film qui est à la fois du langage, de l’écriture et de l’assemblage.
Quand le monteur intervient, la matière est déjà là, puisque le film existe. Le monteur va, dans un premier temps, déterminer ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas. Ce qui fait que tel ou tel personnage est en décalage et comment le récupérer. Ce qui fait qu’on est dans l’histoire trop vite, trop tôt ou pas assez tôt.
Le monteur procède à la fois par élagage et recomposition.
Ses possibilités d’intervention ont l’air d’être infinies ?
En tout cas elles sont multiples, puisqu’il y a autant de possibilités qu’il y a de plans. On pourrait même élargir le propos et dire qu’il y a autant de possibilités qu’il y a de monteurs, de réalisateurs, de films. Ce qui guide pour s’y retrouver dans ce champ à multiples possibles, c’est de garder à l’esprit bien présente la question de savoir ce que le film a de "plus juste à offrir" (sic).
Vous êtes seule à ce stade du processus filmique ?
Non, un montage se fait toujours à trois.
Le monteur, le réalisateur et le film qui est comme une tierce personne. On forme un trio.
Une sorte de trio devant un puzzle fait de plans ?
Un peu, puisque monter c’est assembler, désassembler, structurer, déstructurer, changer de plans, de champs-contre-champs selon l’envie ou le besoin de perdre tel personnage. C’est surtout une forme de réécriture.
Est-ce la présence d’une monteuse est nécessaire sur le lieu de tournage ?
Personnellement je n’aime pas beaucoup les moments de tournage. C’est toujours le rush, souvent la fébrilité. Ne pas connaître les tensions, les enjeux qui sous-tendent la prise de certaines scènes me donnent une liberté pour les juger bonnes ou pas.
J’y vais juste pour des réunions techniques ou s’il y a un problème lié au montage.
Et les rushes ?
Si je ne suis pas sur le tournage, j’ai les rushes en parallèle au fur et à mesure du tournage des plans. Ceux-ci sont envoyés au labo qui les développe, les envoie ensuite à l’assistant monteur
qui procède à une première synchronisation. Ce qui me permet de ne pas devoir être présente dès le premier jour du tournage. Je peux arriver une ou deux semaines après c’est-à-dire quand il y a de la matière déjà accumulée.
Quand vous dites « arriver », c’est arriver où ?
Dans la salle de montage qui est n’est pas nécessairement près des lieux de tournage.
Je regarde les rushes, je les confronte à mes notes et à celles du réalisateur pour voir si tout est bien là pour assurer les raccords à venir.
Est-ce que l’entente avec le réalisateur est primordiale ?
Il est surtout important d’avoir une vision du travail compatible. L’entente doit être avant tout professionnelle. Il y a une rigueur à avoir, des cadres d’horaires et de rémunérations à respecter.
Et si en plus on s’entend bien, c’est tant mieux.
Cette entente n’est donc pas essentielle ?
En fait quand on bosse sur le même projet et qu’on voit ce projet avancer, on ne peut que bien s’entendre. J’ai, jusqu’à présent, toujours travaillé avec des gens qui avaient le même point de vue sur le cinéma que moi - une envie de justesse, d’authenticité - ce qui n’empêche pas par ailleurs les discussions parfois véhémentes.
Croyez-vous qu’on finit toujours par rencontrer des gens qui ont le même point de vue que vous ?
J’ai constaté que souvent on rencontre des gens qui ont les mêmes exigences. J’ai travaillé sur des documentaires, des téléfilms, des comédies, des films plus graves et chaque fois j’ai eu l’impression d’avoir rencontré ma famille de cinéma.
Famille de cinéma, voilà une expression que Joachim Lafosse ne prise guère alors que vous avez travaillé ensemble sur ses trois longs métrages et qu’il m’a dit souhaiter voir se prolonger votre collaboration.
(Rires)
Croyez-vous au couple cinéaste-monteur comme Godard/Guillemot, Sautet/Thiédot, qui disent bien œuvrer ensemble parce que la confiance règne ?
Mmmm…il est évident que se connaître permet de ne pas travailler à tâtons et d’entrer plus vite dans le travail mais ceci dit si un jour des projets se présentent, pour lui comme pour moi, de travailler l’un sans l’autre il faudra l’accepter comme une façon d’aérer la relation pour éventuellement mieux se retrouver par la suite.
En tout cas pour l’instant, et je m’en réjouis, je serai du quatrième long métrage « Elève libre » dont le
tournage débutera en septembre de cette année.
Vous disiez au début de cet entretien que le montage permet un assemblage quasi infini du temps et de l’espace du film. Quasi infini et non infini. Quelles sont vos contraintes ?
Pour Joachim Lafosse tout est possible au montage.
Je suis plus nuancée parce qu’on ne peut pas créer de la matière qui n’est pas là.
Quand la matière est là, elle est malléable. On peut la contracter, la dilater, la diluer. Mais en même temps, il faut accepter qu’elle ait ses propres limites.
Est-ce comme en peinture, le repentir existe ? Peut-on refaire des scènes pour obtenir la matière à monter souhaitée ?
Dans les grosses productions peut-être. Dans les films sur lesquels j’ai travaillé, non. On est tenu par des impératifs budgétaires. A nous de faire avec ce que l’on a.
Diriez-vous que le monteur est le plus proche collaborateur du réalisateur ?
Oui après que le film ait été tourné. Mais avant et pendant le tournage, sont privilégiés le (co) scénariste, le responsable photo/lumière, le cadreur. Au cinéma, le travail d’équipe prend tout son sens. Même si dans cette équipe on est quelques uns à être plus proches du réalisateur.
En fait en y réfléchissant, c’est la relation monteur/réalisateur qui est privilégiée plus que le rôle du
monteur.
Parce que vous partagez le même questionnement ?
Et surtout parce que le travail se fait en tête-à-tête face à une matière dans laquelle il est facile de se perdre et face à des choix à opérer sans cesse. Pour éviter que la matière nous emmène là où on ne le souhaite pas, il faut être vigilant, rigoureux, avoir bien en tête le scénario et ne pas se laisser déborder par l’inattendu.
C’est une responsabilité que vous partagez ?
Je ne sais pas si j’emploierais ce mot. Je dirais plutôt qu’il faut assumer ensemble les nécessités de trouver le rythme idéal, le ton juste, l’authenticité du propos. Et que ces nécessités peuvent parfois être angoissantes parce qu’à un moment donné il va falloir trancher.
Qui détient le monopole du « final cut » ? Le monteur ?
Non, le « final cut » revient au réalisateur. C’est lui qui sait quand il a trouvé de quoi affirmer sa
vision du film. Il lui arrive de recueillir des avis ou des opinions, comme celles du producteur souvent présent dans la salle de montage, mais la décision de s’arrêter à une version lui appartient.
Est-ce qu’un montage prend du temps ?
Il peut prendre deux à trois fois le temps du tournage. Sur « Nue propriété » le montage a pris 12 semaines.
Je vous parlais tantôt de la relation privilégiée qui s’installe entre le cinéaste et la monteuse.
Je voudrais y revenir parce que celle-ci peut parfois se retrouver cumulant plusieurs casquettes, qui ne sont pas toutes d’ordre strictement professionnel.
Il ne faut pas oublier que cette relation démarre au moment où le réalisateur vient de terminer son tournage. Il est fatigué, rempli de doutes à propos du travail accompli et taraudé par de multiples questions : « Ai-je eu toute ma matière ? » ; « Est-ce j’en suis content ? » ;« Qu’est-ce que je vais pouvoir en faire ? »
On peut donc se retrouver être une amie, une confidente, une sœur, une infirmière voire une consolatrice. Il faut veiller à conserver un cadre professionnel à cette relation, à ne pas se laisser vampiriser ou presser comme un citron.
Est-ce cette difficulté, que vous décrivez bien, à poser un cadre, des limites, ne vient-elle pas aussi du fait que le cinéma est une affaire de passion ?
Je ne sais pas si je parlerais de passion. Ce terme est trop romantique à mes yeux, il lui manque une dimension importante, qui est celle de la réflexion. Je dirais plutôt qu’il faut essayer de garder un équilibre entre une implication personnelle et une nécessité de distance pour ne pas être pris dans le désir de l’autre de faire son film.
C’est une position délicate parce que le monteur est dépendant de l’envie du cinéaste de travailler ou pas avec lui. Il a tout intérêt à ne pas le froisser ou le blesser.
La situation est un peu la même à la sortie du film. Les personnes mises sur le piédestal médiatique ce sont les acteurs et le réalisateur ? L’équipe technique on en parle très peu (sauf s’il y a des effets spéciaux)
(Rires)
C’est vrai. C’est pour cela que j’ai ressenti avec émotion le fait d’avoir été, avec les frères Renier, Kris Cuppens, le producteur, François Pirot (le coscénariste) et Joachim bien sûr, présenter « Nue propriété » au dernier festival de Venise. C’était une forme de reconnaissance. Et je vous assure que lors de la standing ovation qui a suivi la projection du film, même si la salle n’était pas remplie, les cœurs battaient la chamade.
Pour en revenir à l’aspect technique de votre profession, pourriez-vous en synthétiser les différentes étapes ?
Bien volontiers. Je vais essayer d’être complète et brève.
Je reçois la matière. Je la visionne. J’élague et j’assemble les images sur lesquelles il y a ou pas des dialogues. Je passe le travail au monteur son (musique d’ambiance, bruitage….) pour qu’il mixte aux images l’ambiance sonore. Ensuite c’est l’étalonnage.
Etalonnage ?
On retouche l’image afin d’harmoniser les couleurs et la lumière. Ensuite on procéde au téléscopage c’est-à-dire à la mise sur pellicule de tout ce qui existe en vidéo. On termine par les sous-titres s’il y en a.
Et le générique ?
Ce sont des spécialistes en typographie qui s’en occupent. Ils ont des logiciels très pointus pour ce faire.
Pourquoi est-ce que les génériques défilent-ils si vite ? Parfois on n’a même pas le temps de les lire.
En fait c’est essentiellement pour des raisons techniques et budgétaires. Plus un générique défile lentement, plus il coûte cher.
Travaille-ton encore devant une table lumineuse ?
(Rires)
Non c’est fini tout ça, on travaille en numérique avec des logiciels très performants.
Les ciseaux et le pot de colle appartiennent définitivement au passé ?
Il semblerait qu’à Paris le travail sur plan-pellicule redevienne à la mode. A l’IAD j’ai appris à monter en pellicule pour acquérir de la rigueur.
Comme dans les écoles de photos on apprend toujours en première année à travailler en argentique…
…oui. J’ai fait, si je me souviens bien, un stage sur un court métrage en pellicule et depuis lors j’ai toujours travaillé en virtuel qui permet, il est vrai, d’être plus rapide parce qu’il élimine les manipulations laborieuses. Le virtuel offre aussi l’avantage d’expérimenter plusieurs solutions de montage ou d’essayer des effets. Mais la rigueur et l’esprit méthodique qui présidaient aux coupures/collures/classement des chutes restent de mise.
Qu’est-ce que deviennent les chutes dont on ne sert pas ?
On les garde au moins jusqu’à la présentation du film en DVD pour d’éventuels bonus.
Est-ce le montage d’un documentaire est plus délicat que celui d’un film de fiction ?
Je ne dirais pas plus délicat, mais être monteur sur un documentaire demande d’avoir le même point de vue éthique que le réalisateur. Puisqu’un montage permet de colorer idéologiquement la matière filmique, il faut mieux, pour éviter le clash, qu’il y ait un accord quant à la manière de traiter le sujet. Mais là encore, comme dans le travail de fiction, c’est le réalisateur qui insuffle la ligne directrice.
Quels sont vos metteurs en scène de référence ?
J’aime beaucoup le travail des frères Dardenne, de Robert Bresson et de Cédric Kahn.
J’aime surtout certains films comme « A tout de suite » de Benoît Jacquot ou les premiers Pialat.
Parce qu’ils ne permettent pas à l’émotion de se répandre, mais au moment où elle surgit ils
la coupent, lui redonnant ainsi sa force intrinsèque.
Dans « Ca rend heureux » la plupart des personnages de la fiction jouent ce qu’ils sont dans la réalité (preneur de son, cameraman, acteur…..) Le rôle de la monteuse est joué par une actrice. Vous n’aviez pas envie de vous voir à l’écran ?
Me voir à l’image n’est pas tellement mon truc. En plus je ne me sentais pas à l’aise devant la caméra. Et l’idée de devoir me montrer et me monter ne me plaisait pas. Je serais peut-être moins catégorique aujourd’hui. Mais le film est très bien comme il est.
Vous avez des projets ?
J’ai été contactée par Jacques Doillon dont j’aime beaucoup les premières œuvres.
Il m’a trouvée un peu jeune et a promis de me recontacter dans deux ans.
Dans l’immédiat, j’ai ce projet de 4ème long avec Joachim Lafosse.
Pour le reste, j’attends des propositions. Je vous avoue que rester sans travail pendant plusieurs mois commence à me peser.
Merci Mademoiselle Vercruysse.
CineFemme espère que très vite votre talent et votre intelligence vous vaudront de travailler sur des films à la recherche de cette justesse de ton et d’images que vous (et nous aussi) prisez tant.
Pour celles et ceux qui souhaitent en savoir plus sur cet espace-temps du film, lire le
livret de Vincent Pinel « Le montage » paru dans la série « Les petits cahiers » édités par les Cahiers du Cinéma. (m.c.a)