Depuis qu’il a été présenté au Festival International du Film Francophone de Namur en octobre 2015, Keeper a été projeté dans près de 30 festivals et a d’ores et déjà été multi-primé. Rencontre avec Guillaume Senez, un réalisateur aussi enthousiaste que réaliste, tenaillé par le désir de poursuivre avant tout ses envies personnelles mais qui attache une importance cruciale à la collectivité dans la réalisation de ses projets.
Lorsque nous nous sommes rencontrés au FIFF où vous avez remporté le Prix de la Critique, vous m’aviez dit que c’était le fait d’être père qui vous avait amené à traiter le sujet de votre film à travers le prisme d’un personnage masculin. Pourquoi l’avoir traité à travers des personnages aussi jeunes ?
Il est vrai que j’avais très envie d’aborder la paternité, et en effet, Maxime et Mélanie auraient pu avoir 25 ans. Cependant, cela n’aurait pas eu le même impact dramaturgique. Personnellement, j’aime filmer l’adolescence. Je considère ce moment clé dans la construction de soi comme très cinématographique en ce sens qu’on y trouve beaucoup de spontanéité, de fougue, d’insouciance et de naïveté. Le fait que ces deux jeunes ne soient pas encore complètement indépendants apportait également davantage de poids à l’histoire qu’ils étaient en train de vivre, et me permettait d’élargir le spectre du sujet. Par ailleurs, on dit souvent qu’à 15 ans, on manque de recul et qu’il est difficile d’intellectualiser ce que l’on vit. J’avais donc aussi l’idée de filmer cette envie propre à l’adolescence, cette poursuite un peu naïve d’un idéal ou d’un rêve. Mes personnages foncent tête baissée sans trop vraiment de questions ; et j’aime la force qui se dégage de ce mix entre la paternité d’une part, et l’absence d’intellectualisation et la fougue adolescente, d’autre part.
Dans quelle mesure avez-vous puisé dans votre propre vécu pour écrire Keeper ?
Je me suis beaucoup inspiré de ma vie personnelle pour écrire ce film car l’adolescence a été une période importante de ma vie. Je ne me voyais pas créer l’histoire d’un personnage qui aurait eu 50 ans. Maxime est un donc personnage qui me ressemble beaucoup même si son histoire ne m’appartient pas. Il était d’ailleurs très dôle de constater qu’au cours du tournage, une forme de mimétisme s’est mise en place dans le jeu de Kacey. Lors d’une scène, il m’a même dit : « En fait, Maxime, c’est toi ! ». Je lui ai répondu : « Mais non ! Maxime, c’est toi ! ». Mais forcément, ce personnage m’est très proche, et Kacey s’est servi de cette proximité pour incarner son rôle.
Le titre de votre film signifie en anglais gardien de but, métier que Maxime rêve d’embrasser avec une très grande candeur, mais inévitablement il fait aussi songer au verbe « to keep » et à la question implicite que pose votre film : garde-t-on ce bébé ou pas ?
J’aimais en effet ce double sens. On dit souvent de la position souvent ingrate du gardien de but : « He can’t win the game, he can only save it » et il y a un parallèle avec l’impuissance de Maxime quant à la décision de garder ou pas cet enfant. Il peut essayer d’influencer Mélanie dans son choix mais au final, il n’a aucun réel pouvoir quant à sa décision définitive.
La volonté d’avoir un enfant, de le garder ou pas, ou encore le manque d’enfant sont des questions que les femmes abordent avec plus d’aisance que les hommes. Avez-vous déjà eu des réactions masculines, de jeunes et de moins jeunes, sur ces questions ?
Bizarrement non, et c’est d’ailleurs très étonnant ! J’ai entendu beaucoup plus de réactions féminines à ce sujet. Les femmes relèvent notamment le fait que, dans notre société, qui cultive toujours abondement les inégalités entre les genres, la maternité est peut-être le seul domaine d’exception où elle dispose d’une puissance supérieure à celle des hommes. Les hommes qui sont venus m’en parler à l’issue des projections m’ont dit avoir été touchés par le film mais sans s’étendre sur les sujets que vous évoquez. C’est d’autant plus étrange que le film engage la question de la parentalité plus d’un point de vue masculin que féminin. Je constate d’ailleurs également que lorsque j’aborde ce sujet avec des proches, lorsque l’homme s’exprime, il le fait au nom du couple et non à titre personnel. C’est le « nous » qui est engagé et non pas le « je ». C’est comme si la volonté d’avoir un enfant, le manque d’enfant ou l’impuissance masculine face à la décision d’aller jusqu’au bout d’une grossesse étaient des sujets tabous où la légitimité de l’homme serait d’une certaine manière mise en doute. Les seuls hommes à avoir vraiment évoqué le sujet étaient des travailleurs sociaux car ils sont régulièrement confrontés au fait qu’à un moment ou à un autre, le garçon sera mis à l’écart dans les consultations car il est considéré comme une sorte de « menace » pour la jeune fille, qui, à terme, sera la seule habilitée à prendre une décision. Ce silence masculin est tellement étonnant qu’il mériterait sans aucun doute une étude sociologique !
Keeper évite, fort heureusement, l’écueil du misérabilisme : Mélanie et Maxime appartiennent à la classe moyenne et ne connaissent pas de réels problèmes sociaux. Était-ce une volonté de départ de rompre avec les stéréotypes habituels ?
Je voulais effectivement éviter cet écueil-là, et je ne voulais pas du tout faire de Keeper un film « social » revendicateur ou militant. Je voulais avant tout réaliser un film émouvant, honnête et juste sur un sujet qui touche toutes les classes sociales. Même en termes de lieu, je voulais éviter une identification géographique trop aisée car ce type de situation peut arriver partout. Je tenais avant tout à susciter de l’empathie, éviter tous clivages, et aussi donner l’occasion aux spectateurs de s’attacher à une maman plutôt qu’à l’autre en fonction de sa propre sensibilité. Il est d’ailleurs étonnant de constater ô combien le public est loin d’être unanime à l’égard des deux mères mises en présence. Après certaines projections scolaires, quelques adolescents ont d’ailleurs eu des réactions très vives à l’égard de la mère de Mélanie, qui est globalement rejetée par 20 % d’entre eux. Le film suscite d’ailleurs chez les jeunes des réactions très exacerbées où la demi-mesure est très rare.
Parlant des projections scolaires, Keeper met en scène des ados mais il n’est pas nécessairement destiné à ce public en particulier.
Je suis très heureux que des adolescents aient la possibilité de le voir dans le cadre de projections scolaires car leur feedback est très nourrissant. Mais je n’ai jamais voulu destiner ce film à un public spécifique. Il faut par ailleurs être réaliste : à 15 ans, quand on a 10 euros à dépenser pour aller au cinéma, on préfère voir le dernier blockbuster plutôt qu’un film comme le mien.
Keeper a fait l’objet d’un concours de critiques dans plusieurs écoles en Flandre, en Wallonie et en France dans le cadre du Festival Ramdam. Avez-vous eu l’occasion de lire ces critiques ?
J’ai lu les critiques des lauréats, et il était intéressant de constater la diversité qui ressortait de cet exercice, tant sur le fond que sur la forme. L’une d’elle descendait le film en flèche ; ça m’a d’ailleurs fait beaucoup rire, et cela m’a rappelé mon adolescence ! À 15 ans, j’étais quelqu’un d’hyper critique et il est fort probable que si j’avais dû voir Keeper à cet âge, j’aurais fort probablement descendu le film ! J’ai trouvé l’initiative particulièrement pertinente car je pense qu’en Belgique, nous n’éduquons pas suffisamment les jeunes à l’image. Nous ne les forçons pas non plus suffisamment à développer leur esprit critique. À cet égard, la comparaison avec la France est flagrante.
Peut-être manque-t-on aussi de philosophie en matière d’enseignement, ce qui pourrait amener davantage d’esprit critique ?
On n’en manque pas ; on n’en a pas ! Ce qui est hautement regrettable. Dans la même perspective, il est regrettable de constater que la Belgique francophone fasse très peu cas de ses talents, et ce, dans tous les domaines : que cela soit dans le cinéma, la littérature, dans le sport voire même dans la promotion de ses produits du terroir ! On regorge pourtant de richesses innombrables à mettre en valeur ! Il semblerait qu’une sorte de manque de fierté (est-ce un complexe par rapport à la France ?) nous boque. Personnellement, je le constate pour Keeper qui est une co-production belge, française et suisse. La presse française et la presse suisse se sont montrées hyper enthousiastes par rapport au film et en parlent avec une immense fierté comme s’il s’agissait d’un « produit » national. En Belgique, l’accueil est de loin très différent…
Le scénario de Keeper a été écrit à 4 mains avec David Lambert. Toujours à Namur, vous m’aviez confié qu’écrire à deux était plus facile pour vous car cela vous imposait une plus grande discipline et davantage de rigueur. Mais n’est-ce pas aussi plus compliqué quand il s’agit d’opérer des choix ?
Non, parce que faire des choix, c’est aussi se remettre en question, ce qui permet de faire avancer le projet. Je pense qu’il y a toujours plus d’idées dans deux têtes que dans une. Travailler à deux permet également de se conforter dans des choix qui ont été faits ou au contraire, de parler des doutes que l’on aurait. J’aime vraiment cette manière de travailler : quand on se lève le matin, on sait qu’on doit s’y mettre car quelqu’un d’autre est dans l’attente ; ce qui est extrêmement motivant et permet de progresser plus vite dans l’écriture. La chose la plus compliquée est peut-être de trouver la bonne personne avec qui collaborer mais je suis intimement convaincu que je n’écrirai plus jamais seul.
Depuis sa première projection au FIFF, votre film a été primé dans de nombreux festivals. Qu’est-ce qui, selon vous, explique ce succès ? Cette belle réussite n’est-elle pas à double tranchant pour l’avenir ?
À vrai dire, je ne me l’explique pas. À quoi tient le succès d’un film ? Je ne saurais le dire. Je me suis rendu dans de nombreux festivals au cours desquels j’ai vu des films formidables. Y a-t-il eu un effet boule de neige ? Je ne sais pas ; tout ça est très subjectif et échappe complètement à mon entendement. Je suis évidemment très content des prix qu’a remporté Keeper, et il est clair que ce succès aide : ça booste mon enthousiasme, certains prix en particulier m’ont beaucoup ému (à Angers et à Marrakech notamment), et cela facilitera assurément les choses pour monter mon prochain film car ce bel accueil me donne une certaine forme de crédit. D’un autre côté, il est inévitable que l’on soit davantage attendu pour la suite. Mais mon optique depuis que j’ai réalisé mon premier court-métrage a toujours été d’espérer qu’un film puisse me permettre de faire le suivant et de continuer à faire mon métier, le reste n’étant que du bonus. Je ne crois pas qu’il soit d’ailleurs vraisemblablement possible que mon deuxième film connaisse une carrière similaire à celle de Keeper. Cela ne me semble pas réaliste. De toute manière, quand on réalise un film, on le fait parce que l’on est tenaillé par l’envie de le faire, pas parce qu’on veut se surpasser ou parce que l’on espère obtenir davantage de succès.
Pouvez-vous nous parler de vos projets futurs ?
Je suis en train d’écrire avec Raphaëlle Desplechin, une scénariste parisienne qui a notamment écrit Home et L’Art de la Fugue, et notre collaboration se passe vraiment très bien. Le film, dont le titre est « Nos Batailles », traitera de nouveau de la paternité (j’ai encore des choses à exprimer sur le sujet !) mais je quitte le monde de l’adolescence.
Vous avez pour habitude de ne pas montrer votre scénario à vos acteurs. Comptez-vous toujours poursuivre dans la même voie à l’avenir ?
Je compte en effet encore recourir à cette méthode. Pour mon prochain film, je travaillerai avec un acteur plus connu dont je ne peux pas encore parler pour le moment. Je lui ai déjà fait part de ma manière de travailler, et il est tout à fait partant. C’est une méthode de travail avec laquelle je me sens particulièrement à l’aise et dont le résultat me satisfait pleinement. Je ne prétends pas que cela soit la meilleure méthode au monde mais elle permet un travail de collectivité dans lequel chacun y met du sien, qu’il s’agisse des acteurs, des techniciens ou de moi-même. C’est semblable à un sport collectif : on sait tous vers où on veut aller, et on réfléchit ensemble au comment. De nouveau, il y a toujours plus d’idées dans plusieurs têtes que dans une. Je n’aime pas le côté dictatorial d’un réalisateur qui dirige tout, tout seul ; personnellement, je ne dirige pas, j’accompagne.
(Propos recueillis par Christie Huysmans)