C’est dans Le Fils de Saul, film réalisé par László Nemes (Grand Prix du Jury au Festival de Cannes 2015) que Géza Röhrig s’est révélé au cinéma. Il y incarne de manière bouleversante le rôle de Saul Ausländer, un membre du Sonderkommando, qui mettra tout en œuvre pour offrir une sépulture digne de ce nom à un enfant dans les traits duquel il croit reconnaître son fils. De passage à Bruxelles pour y présenter ce film choc en avant-première dans la foulée du Festival de Gand, Géza Röhrig nous a fait le plaisir de nous accorder une entrevue.
De prime abord, il semble émaner de Géza Röhrig une force tranquille, une stabilité et une solidité comparables à celles d’un roc profondément ancré dans le sol. Néanmoins, à l’observer à la dérobée, l’on sent aussi poindre une sorte d’agitation intérieure, un tressaillement de l’âme, l’émoi d’un esprit en perpétuel mouvement. L’on ne s’étonnera dès lors pas qu’en cours d’entretien, il nous confie : « Saul se transforme en maniaque. Un peu comme moi d’ailleurs ; par nature, je suis aussi un maniaque. ». Son âge (48 ans) ne se lit nullement sur les traits de son visage, désormais vierge de la barbe broussailleuse qu’il portait à Cannes. L’homme n’en impose pas particulièrement par sa taille, moyenne, et il serait même audacieux de prétendre qu’il est charismatique. Pourtant, sa présence dégage un quelque chose d’indéfinissable que l’on n’oserait se risquer à nommer trop rapidement. Lorsque c’est l’acteur qui parle, le regard est fuyant, identique à s’y méprendre à celui de Saul. En répondant aux premières questions qui lui sont posées, ses yeux sombres se soustraient à l’observation de son interlocuteur et fixent un point invisible. Le débit de son anglais, émaillé par la charmante âpreté d’un accent hongrois, est lent, et le ruban de sa pensée se déroule à l’image d’une rivière suivant paisiblement son cours. Puis, lorsque c’est le poète et l’homme de foi qui s’exprime, un subtil changement d’attitude s’opère. Le regard se pose, il se fait pénétrant, le flot du discours s’accélère, la voix s’affermit, et les mots, que l’on sent muris par des questions maintes fois ressassées, prennent du poids et de l’ampleur. C’est alors toute la sensibilité de l’homme qui se déploie et la force de ses convictions qui se révèle. Enfin, lorsqu’au moment de prendre congé, il vous serre la main d’une poigne ferme et vous regarde droit dans les yeux en vous déclarant :« I wish you all the best », comme s’il s’agissait là d’une prière, on saisit enfin l’indéfinissable qui entoure l’homme. La formule pourrait paraître étrange mais risquons-la : il émane de Géza Röhrig l’aura de la bienveillance.
Pour endosser le rôle de Saul, vous vous êtes notamment nourri de la lecture d’un livre écrit par Gideon Greif, We Wept Without Tears, lequel consigne les témoignages de plusieurs survivants ayant fait partie du Sonderkommando. Votre prestation physique et émotionnelle est particulièrement intense : votre visage est crispé, votre corps est sans cesse en mouvement, et votre regard, continuellement agité, effleure la réalité sans jamais vraiment la regarder en face. Comment vous êtes-vous préparé physiquement et mentalement à incarner le personnage de Saul ?
We Wept Without Tears fut en effet un livre très important. J’ai eu l’occasion de discuter avec l’auteur et j’ai également rencontré le fils de l’un des survivants dont le témoignage est repris dans le livre de Gideon Greif. La préparation physique (je devais juste atteindre un poids inférieur à 60 kilos) ne fut rien comparée à la préparation mentale qui fut beaucoup plus stressante. Il m’a d’ailleurs fallu pas mal de temps avant de pouvoir totalement évacuer le stress lié à cette préparation. Quand j’ai commencé à travailler sur mon personnage, László était à Budapest, et j’étais seul à New York. J’ai essayé de m’imaginer l’état d’esprit dans lequel pouvait se trouver un sonderkommando eu égard à la tâche qui était la sienne. Je me suis efforcé d’appréhender la pression insoutenable à laquelle ces hommes étaient soumis compte tenu de l’intensité des shifts de douze heures qui leur étaient imposés. J’ai essayé de m’imaginer ce que pouvait ressentir un homme dont on a essayé d’anéantir toute humanité, toute capacité d’empathie en réduisant au minimum son système émotionnel, et qui, pour survivre, essaie, tant bien que mal, de préserver l’infime parcelle de l’humain qui réside toujours en lui. Pour assumer la besogne à laquelle il est contraint, Saul est devenu une sorte de robot humain, qui évite de regarder de trop près la réalité qui l’encercle. C’est un zombie. Mais dès qu’il voit cet enfant, il sort de son état de zombie et devient un maniaque, une personne qui se sent investie d’une mission. Son but n’est désormais plus de survivre mais bien de faire quelque chose pour quelqu’un d’autre. Son personnage gagne en intensité. Pour opérer ce revirement, j’ai puisé dans mes ressources personnelles. Cependant, cette métamorphose ne m’a toutefois pas amené à une contorsion mentale car, par nature, je suis moi aussi un maniaque.
Quels sont les liens personnels et familiaux qui vous rattachent à la Shoah ?
Mon grand-père a perdu son plus jeune frère, et il n’avait que onze ans lorsque sa sœur aînée, qui était enceinte, est décédée. Ses parents ont aussi péri à Auschwitz. Personnellement, je suis devenu orphelin lorsque j’étais encore très jeune, et en tant qu’enfant, je ne disposais que de très peu de contrôle sur ma vie. À l’adolescence, j’ai refusé d’adhérer au parti communiste, ce qui a été problématique pour la poursuite de mes études en Hongrie car à l’époque, au début des années 80, il fallait être membre du parti pour accéder à l’université. C’est ce qui m’a amené à apprendre le polonais et à partir à l’université de Varsovie. Comme vous le savez, Auschwitz se situe non loin de Cracovie mais j’ai tardé à m’y rendre. Mon entourage insistait pour que j’y aille mais je savais que ce ne serait pas facile ; j’ai donc retardé cette visite. Un dimanche de décembre, je me suis finalement décidé à y aller. J’avais 19 ans. En 1987, le camp d’Auschwitz était encore placé sous tutelle soviétique et n’appartenait pas encore à la Pologne (ce qui est aujourd’hui le cas). Les soviétiques avaient laissé le lieu tel qu’ils l’avaient trouvé ; tout était demeuré intact. Cette première visite ne m’a pas suffi. Dans les jours qui ont suivi ce dimanche, j’y suis retourné encore et encore, et ce, pendant un mois. Je sentais qu’il demeurait là quelque chose d’inachevé pour moi. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à écrire de la poésie. Mon premier recueil de poèmes ne parle d’ailleurs que d’Auschwitz. Par la suite, je suis parti en Israël où j’ai vécu durant deux ans avant de m’envoler vers les Etats-Unis, à Brooklyn, pour apprendre, durant encore deux années, à devenir rabbin. Je suis devenu le père de quatre enfants, et j’ai continué à écrire. En 2013, László m’a parlé de son film ; j’ai lu le scénario que j’ai d’emblée beaucoup aimé. À l’époque il m’avait proposé un rôle, qui n’était pas celui de Saul, un rôle secondaire que j’ai refusé parce que je sentais qu’il n’était pas fait pour moi. Quelques mois plus tard, il est revenu vers moi en me demandant de travailler avec lui, de voir ensemble si quelque chose d’autre pouvait être mené à bien. Nous avons fait beaucoup d’ajouts ; nous nous sommes prêtés à des jeux d’improvisation…, et au terme de ce processus, il m’a proposé de jouer le rôle de Saul, ce que j’ai accepté.
Selon vous, quelles sont les motivations profondes qui animent l’action de Saul ? Y a-t-il de sa part une tentative de retrouver une certaine dignité humaine ?
Je pense que Saul n’avait pas d’autre choix que d’accomplir sa mission. Il ne fait nul doute que 99,99 % des personnes entrées dans les chambres à gaz en sont ressorties mortes. Le fait que ce garçon soit encore vivant tient donc du miracle. Cet enfant a été élu pour survivre ; il a été pointé par la marque de quelque chose de contrenature qui a fait de lui un être spécial. Sa survie était un signe. Un signe qui a été transmis à Saul. Et le fait que Saul, qui n’était jusque-là qu’un sonderkomando comme les autres, ait perçu la singularité de cet enfant, a fait aussi de lui un élu. Il a été choisi, missionné, pour accomplir, à travers cet enfant, quelque chose de différent. Je ne crois donc pas que l’action de Saul résulte d’un processus réflexif au cours duquel il se serait demandé : que dois-je faire ? Il appelle cet enfant « mon fils ». Mais il importe peu que ce garçon soit effectivement son fils ou qu’il ne le soit pas. La relation qui le lie à cet enfant dépasse le biologique. Ce que je veux dire, c’est que cet enfant a, aux yeux de Saul, l’importance qu’un père accorde son fils. Que s’est-il passé entre Saul et ce jeune garçon ? Ont-ils échangé, l’espace d’une seconde, un regard ? Ressemblait-il effectivement à son fils ? Je l’ignore. Cela demeure un mystère. Le film ne montre pas ce qui s’établit entre eux, ni comment. Lorsque deux personnes se rencontrent, il n’existe aucune manière de dire exactement ce qu’il se passe réellement entre elles. C’est comme l’Amour. Toujours est-il qu’une connexion particulière s’est établie entre ces deux êtres, laquelle a propulsé Saul à accomplir ce qui était juste, et lui a permis de redevenir un homme « normal ».
Vous conférez donc un sens spirituel voire religieux à l’action de Saul ?
La question de savoir ce qui se passe après la vie peut mener à des discussions sans fin, voire à de profonds désaccords selon les convictions religieuses de chacun. Mais dans la vie, il y a trois choses élémentaires sur lesquelles nous pouvons tous nous accorder : celui qui a faim doit être nourri, celui qui est nu doit être vêtu ; celui qui est mort doit être enterré. Et Saul savait ça, et il s’est investi de cette mission élémentaire. Il laisse tomber tout le reste car la seule chose qui compte désormais pour lui est d’enterrer quelqu’un qui doit être enterré. En ce sens, Saul est, dans ce film, le dernier témoin de Dieu. Beaucoup de gens me demandent souvent où était Dieu pendant l’holocauste et s’Il était à Auschwitz. Je leur réponds que Dieu était bel et bien présent avec les victimes d’Auschwitz. Malheureusement, à ce moment-là, Dieu était sourd. Il semble qu’Il ne pouvait pas nous entendre, et il est vrai qu’Il n’a pas répondu à nos prières et qu’Il ne nous a pas sauvés. Mais la bonne nouvelle est que Dieu n’est pas resté muet. Si je vous pose maintenant la question suivante : si vous aviez le choix entre entendre Dieu ou vous faire entendre de Lui, qu’est-ce qui serait le plus important pour vous ? Si Dieu est important pour vous, c’est le premier choix qui s’imposera à vous. Et de la même manière, si vous ne croyez pas en Dieu, posez-vous cette autre question : préfèreriez-vous entendre vos enfants, votre père ou votre époux ou vous faire entendre d’eux ? Entre ces deux options, laquelle est la plus importante pour vous ? Il y a de forte chance que vous préféreriez entendre ceux que vous aimez que d’être entendue par eux. Car comment les aimer, comment répondre à leurs besoins si vous ne les entendez pas ? À choisir, vous préféreriez abandonner la possibilité d’être entendue d’eux que de ne pas les entendre. C’est ainsi que dans des circonstances telles qu’Auschwitz, la chose la plus importante pour Dieu était de ne pas être muet et de s’exprimer à travers des personnes telles que Saul. Dans les camps, la bonté était, en dépit de tout, encore présente. Et pour Saul, enterrer cet enfant, sauver ne serait-ce qu’une seule personne du feu, est acte de bonté. Et cette bonté, c’est à travers lui un acte de Dieu.
Votre visite à Auschwitz fut décisive dans votre parcours poétique et spirituel. Elle fut le révélateur de votre foi. Pour d’autres et pour certains survivants notamment, l’holocauste eut l’effet inverse.
De très nombreuses études, menées de manière tout à fait scientifique, ont démontré très clairement, et d’ailleurs de façon très intéressante, qu’à quelques très rares exceptions près, l’holocauste n’a eu aucune incidence sur la foi des survivants. Dans la très grande majorité des cas, ceux qui avaient la foi avant Auschwitz et qui sont parvenus à en ressortir vivants, ont conservé leur foi. Et de la même manière, ceux qui n’avaient pas la foi avant d’arriver à Auschwitz, ne se sont pas révélés plus ou moins religieux à leur sortie. Ceux qui prétendent que de nombreux survivants ont perdu la foi après l’holocauste font œuvre de propagande antireligieuse. À cet égard, la religion est comparable à la politique : quelqu’un qui a été élevé dans un milieu dominé politiquement par des idées de gauche ou de droite, continue, dans la majorité des cas, à nourrir à l’âge adulte et de manière durable les idéaux politiques auxquels il a été habitué.
En ce qui me concerne, mon long voyage vers la foi a en effet commencé à Auschwitz. Il est vrai que même avant ça, j’étais un homme en recherche. Je me posais beaucoup de questions. Mais à Auschwitz, j’ai été éclairé. Durant le mois que j’ai passé là-bas, à l’âge de 19 ans, j’ai senti que je grandissais. J’ai ressenti là que l’histoire de l’humanité avait fait une sortie de route. Je crois encore en cette notion facile de progrès et de modernité. Il est vrai que globalement, nous vivons mieux et plus longtemps, et que nous essayons d’étendre géographiquement les droits de l’homme. Je ne nie donc pas qu’il s’agisse là d’avancées importantes. Mais je pense qu’au cours de cette « progression », nous avons perdu une part de notre âme. Il y a eu Auschwitz mais songeons également à tous les autres génocides qui ont eu lieu et qui ont toujours cours aujourd’hui. Je pense notamment aux chrétiens qui vivent aujourd’hui au Moyen-Orient et qui sont menacés pour ce qu’ils sont. Certes, les gouvernements s’adressent aux micros de la presse et à travers les déclarations de Barak Obama ou d’Angela Merkel, on entend bien qu’ils condamnent fermement ces actions meurtrières mais ils se montrent pourtant totalement incapables de les empêcher ou d’y mettre un terme. On a beau croire que le Moyen Âge fut une période sombre et que cette époque est révolue parce que désormais nous serions devenus des êtres rationnels et plus éclairés, mais lorsque l’on jette un œil sur notre histoire récente, lorsque l’on regarde la télévision ou que l’on va sur Internet, nous n’avons aucune raison d’être optimistes. Il est manifeste que notre monde demeure toujours incapable d’éradiquer la barbarie. Et dans cette perspective, je dirais que, dans Le Fils de Saul, le débat ne fait pas d’exclusive ; il ne se circonscrit pas à la communauté juive. Dans le film, la question n’est pas de savoir qui a tué qui.
Le Fils de Saul est fermement ancré dans des faits historiques mais, comme vous le soulignez, ce film déborde largement du cadre d’une Histoire conjuguée au passé. Dans cette perspective, diriez-vous que ce film doit nous amener à remettre en cause non seulement nos comportements politiques mais aussi nos comportements éthiques actuels ?
Bien sûr ! C’est une évidence. Comment pourrait-il en être autrement ? Mais on n’a pas attendu Le Fils de Saul pour le savoir. Il est vrai que dans ce film, nous nous sommes attachés à coller au plus près à la réalité historique. Contrairement à beaucoup de films aromatisés à la sauce sucrée hollywoodienne, nous avons évoqué les morts et non pas les survivants, qui, rappelons-le, demeurent des exceptions. Très souvent, à la fin de tous ces films, on a l’impression que tout est terminé. Mais, non, rien n’est terminé et c’est bien là le problème ! Rien n’est terminé ! La barbarie est toujours là… Quand un événement se produit pour la première fois, qu’il se place au niveau individuel ou collectif, il crée un précédent. Et tout précédent a souvent tendance à devenir un pattern (un modèle), et il est toujours plus facile de faire quelque chose pour la deuxième fois, la troisième, ou la quatrième fois… Malheureusement, le génocide s’est intégré à la norme. Aujourd’hui, le monde est devenu un village. Si demain, quelqu’un massacre des milliers de personnes en un seul weekend dans un village africain, l’information se trouvera très rapidement sur votre smartphone mais tout le monde sait aussi parfaitement que personne ne lèvera le petit doigt pour réagir. Le fait d’être au courant de ce type d’informations change-t-il vraiment quelque chose ? Je ne suis pas du tout un homme déprimé mais je ne suis pas non plus prêt à me laisser séduire par un faux confort.
Entre le sujet du Fils de Saul et la frénésie générale qui se dégage au Festival de Cannes, il y a un énorme fossé. Comment avez-vous vécu le Festival sur le plan intime ?
Cette frénésie que vous évoquez, ce n’est pas la réalité. C’est de l’amusement, de la mode, du _show-biz. C’est le monde dans lequel nous vivons actuellement. Mais, comme tout un chacun, je suis un monde à moi tout seul, je suis un petit monde dans le monde. Et je pense qu’il est important pour chacun d’entre nous de pouvoir contrôler son temps, de le maîtriser. Que faites-vous du temps de vie qui vous est offert ? À quoi prêtez-vous attention ? Peu importe que je sois à Cannes, à Jérusalem ou au Pôle Nord, je demeure le propre maître de mon temps. Si je ne veux pas perdre mon temps dans des bars, si je ne veux pas regarder la télévision, je ne le fais pas. Je lis le livre que j’ai glissé dans mon sac de voyage, j’ai des conversations intéressantes avec les gens. Je suis responsable de ce que je fais de mon temps, et l’endroit où je suis m’importe peu. De plus, à Cannes, la mer est très belle. Aussi, lorsque pendant le Festival j’étais vraiment gagné par l’ennui, j’allais marcher sur la plage et je contemplais la mer.
De nombreux survivants sont restés silencieux après le traumatisme vécu à Auschwitz. Vous, en tant que poète, vous avez choisi d’évoquer Auschwitz. La poésie est-elle pour vous un moyen de traduire ou de transcender ce silence ?
En fait, j’adore le silence, et je passe d’ailleurs un très mauvais moment lorsque ma femme se met à ronfler. (Rires). Mais, plus sérieusement… il y a deux sortes de silence. Il y a le silence acoustique ; celui que vous pouvez atteindre lorsque vous vous coupez de toute pollution sonore et que vous n’entendez plus rien. Mais il y a aussi un autre silence, qui se situe à l’opposé car il ne résulte pas du fait que tout est calme et tranquille autour de vous. Ce n’est pas le silence de l’oreille. Il s’agit d’un silence qui doit se comprendre au sens métaphysique et dans lequel tout, et je dis bien absolument tout, a sa propre voix. C’est le silence de la plénitude, de la totalité, de l’intégralité. C’est là le vrai silence. Un silence positif, qui n’exprime pas un manque de quelque chose mais qui, au contraire, englobe absolument tout et réunit pleinement votre présent, votre passé et votre futur. C’est un silence plein de paix que la poésie peut en effet parfois atteindre. Un poème est bon lorsque le lecteur apprend quelque chose sur lui-même. Lorsque vous écrivez un poème, vous parlez de vous mais qui se soucie de vous ? Le lecteur, lui, se fiche de vous ; il s’intéresse à lui. Toute la beauté de l’être humain réside dans le fait qu’il est en soi un microcosme, qui porte en lui la totalité de l’évolution. C’est l’aboutissement de l’évolution, de ce que Dieu a créé. Il y a les plantes, les animaux… et nous, les êtres humains, avons traversé toutes ces étapes et sommes arrivés à la fin du cycle de l’évolution. Et lorsque vous parvenez à atteindre cet état de contentement où vous ne manquez de rien, ce moment où vous ne désirez pas plus de ceci ou de cela, lorsque vous êtes entièrement, complètement, satisfait, vous touchez un moment de grâce. Par contre, je ne crois pas que cet état puisse être atteint par deux personnes en même temps.
Même pas l’espace d’un instant ?
Oui, même lorsque vous pensez avoir atteint le niveau le plus élevé possible dans l’amour ou dans vos prières, et que vous vous dites : « Dieu doit ressentir la même chose que moi à cet instant ». Car je ne crois pas que ce silence métaphysique puisse se partager contrairement au silence acoustique primaire que j’évoquais tout à l’heure. Il suffit d’éteindre la télé ou la radio, et on peut partager un moment de silence ensemble. Mais si par exemple, je disposais maintenant de ce silence métaphysique, je ne pourrais pas vous le donner. Ce silence, ce moment de grâce est à l’image d’un nuage ; je ne peux pas le stopper. Personne ne le possède vraiment. C’est pourquoi je ne me qualifierai jamais d’homme religieux. La religion est un moyen, elle n’est pas un but. Je suis religieux pour certaines raisons mais si la religion ne me convient plus, je la laisse tomber et je m’en fiche. Je ne suis fidèle à aucun mouvement, à aucun texte. C’est plus une manière d’être. Le silence que vous évoquez dans votre question est le niveau de silence le plus élevé que vous puissiez recevoir. Mais il n’existe aucune recette miracle, aucune règle pour l’atteindre. Saint-Augustin disait : « Je ne le connais que lorsque je l’ai. Dès que je ne l’ai plus, je ne le connais pas. »
(Propos recueillis par Christie Huysmans)