Tom Schilling, Paula Beer, Sebastian Koch, Saskia Rosendahl, Oliver Masucci
Kurt Barnert n’est qu’un enfant de six ans lorsqu’il découvre à Dresde en compagnie de sa tante Elisabeth (Saskia Rosendahl) l’exposition d’art dégénéré (Entartete Kunst) lancée en 1937 à Munich par les nazis, qui fut visitée par près de trois millions de visiteurs au cours d’une itinérance de quatre années en Allemagne et en Autriche. Manifeste « de la guerre implacable d’épuration contre les derniers éléments de la subversion culturelle », et prélude tragique à la Seconde Guerre Mondiale, l’exposition visait à dénigrer les chefs d’œuvre de l’avant-garde moderne en l’opposant à la grandeur héroïque de l’art allemand conforme à l’idéal national-socialiste.
Se riant de la propagande défendue par le guide de l’exposition, lequel se plaît à fustiger la débauche mentale et la décadence « artistico-financière » cautionnée sous la République de Weimar, Elisabeth enjoint son neveu de « ne jamais détourner le regard » car « tout ce qui est vrai, est beau ». La sentence, qui éclaire le titre anglais du film (« Never look away »), n’a rien d’anodin : elle hantera Kurt tout au long de son parcours et entrera en résonance à maintes reprises durant le film. Et ce, dès cette première scène qui souligne l’ironique paradoxe d’un régime totalitaire qui, mû par la volonté de contrôler par l’humiliation les créateurs de nouvelles visions du monde, est à l’origine d’une des plus grandes expositions sur l’art moderne d’avant-guerre regroupant 650 peintures, sculptures, dessins et livres [1].
Le ton est donc d’emblée donné : entre l’Histoire de l’Art et l’Art dans l’Histoire, Kurt Barnert devra se frayer un chemin périlleux pour ne point se détourner de sa vocation de peintre, trouver sa voie, et parvenir à libérer sa créativité en sublimant les démons du passé tout en dépassant les diktats idéologiques et les normes académiques de l’époque à laquelle il appartient.
Œuvre magistrale du lauréat de l’Oscar du Meilleur Film Étranger en 2006 avec « La Vie des Autres », nommé cette année aux Oscars [2] et récompensé par le Prix du Meilleur Film au récent Festival Ramdam, « Work ohne Autor » mérite, sans le galvauder, le qualificatif de chef d’œuvre.
Inspirée de la vie de Gerhard Richter [3], l’un des artistes contemporains les plus cotés au monde, cette imposante fresque de plus de trois heures brasse trente-trois décennies de l’histoire allemande avec une lucidité sans fards, tisse avec un romantisme totalement assumé une histoire d’amour bouleversante et explore avec grâce et acuité les méandres d’un artiste en devenir. « Werk ohne Autor » se développe non seulement sur base d’un scénario taillé dans la dentelle où les entrelacs de plusieurs destinées s’entrechoquent ou se marient au gré des soubresauts et des ignominies de l’Histoire, mais repose aussi sur des protagonistes dont l’étoffe romanesque est tissée de main de maître.
Certes, Florian Henckel von Donnersmarck disposait d’un matériau brut de départ d’exception puisque Gerhard Richter épousa effectivement en premières noces une femme dont le père contribua en tant que médecin à l’eugénisme nazi, mais la force magnétique de ses personnages et la puissance émotionnelle qu’ils dégagent confèrent au film toute sa substance cinématographique. Servi par un casting brillantissime, « Werk ohne Autor » place sous le feu des projecteurs une jeune génération d’acteurs extrêmement talentueux encore trop peu connus chez nous (Tom Schilling, héros de « Oh Boy », Laura Beer protagoniste de « Frantz » que nous avions pu découvrir dans « Das finstere Tal – The Dark Valley » en 2014, Saskia Rosendahl, héroïne de « Lore ») tout en ne se privant guère de la virtuosité d’acteurs confirmés tels que Sebastian Koch, qui incarne à merveille le héros séducteur-destructeur nazi, Oliver Masucci (« Er ist wieder da ») qui, sous les traits du professeur van Verten, campe un Joseph Beuys [4] plus vrai que nature, ou encore le très charismatique Evgeniy Sidikhin (« Anonyma – Eine Frau in Berlin »).
Mais au-delà de la fresque historique et romantique, cette épopée grandiose s’immisce avec intelligence et perspicacité entre les interstices ambivalents de l’art et de la liberté lorsque la politique asservit l’artiste à sa propagande ou censure toute créativité contrevenant à son idéologie. Et c’est sans doute dans cette ode vibrante à la liberté que se situe l’enjeu majeur du film. « Seul l’artiste peut, après la catastrophe nazie, redonner aux hommes le sens de leur liberté. En vous libérant, vous libérez le monde », assène le professeur Antonius van Verten. Mais l’accès à la liberté politique est-elle pour autant un gage de liberté artistique et d’intime libération ? Car, si une œuvre, bien que dénudée d’un idéal qui l’avilirait, peut faire figure d’expression parfaite de la liberté, est-elle pour autant manifestation de la libération de l’artiste ? Et comment trouver son originale vérité et révéler la beauté à une époque qui a abandonné la référence au beau, et dont le mot d’ordre consiste à se conformer à un non-conformisme figuratif ?
« Comme tous ceux qui ont porté des chaînes, les bruits des chaînes le poursuivent partout », écrivait Nietzsche, et l’artiste est loin de faire exception. Aussi faudra-t-il du temps à Kurt pour qu’advienne l’épiphanie qui au début des années soixante fera éclore son idiosyncrasie à travers la peinture-photo en sfumato [5], un flou qui, de l’avis de Gerhard Richter lui-même, « rend la peinture plus ouverte et permet de voir plus de choses que dans un tableau exécuté avec une extrême netteté. »
Voir plus de choses, et somme toute libérer le regardant de toute perception contraignante, c’est peut-être là aussi le trait de génie de Florian Henckel von Donnersmarck, qui nous donne à voir, à ressentir et à penser plus que l’on ne pourrait jamais l’exprimer.
(Christie Huysmans)
[1] Notons qu’au total, ce sont environ 16.000 œuvres d’avant-garde qui ont été saisies dans les musées nationaux allemands.
[2] Le film est en lice dans les catégories ’Meilleur film étranger’ et ’Meilleure Cinématographie’ (chef-opérateur Caleb Deschanel).
[3] Voir le documentaire de Corinna Belz « Gerhard Richter Painting ».
[4] Voir le documentaire « Beuys » réalisé par Andres Veile et présenté en compétition à la Berlinale 2017.
[5] Notons que les tableaux reconstitués dans le film ont, entre autres, été exécutés par Andreas Schen, ancien étudiant de Gerhard Richter, qui fut son assistant durant 8 ans.