Adaptation d’un livre
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UNE VALSE DANS LES ALLÉES

Thomas Stuber

Franz Rogowski, Sandra Hüller, Peter Kurth, Andreas Leupold

125 min.
28 novembre 2018
UNE VALSE DANS LES ALLÉES

Adapté de la nouvelle éponyme de Clemens Meyer [1], issue du recueil « Die Nacht, die Lichter » (ouvrage non encore traduit en français), « Une Valse dans les allées » fut l’un des films tristement évincés du Palmarès [2] de la Berlinale 2018.

Oscillant entre drame romantique et chronique sociale, ce film charme par son réalisme poétique et sa pudeur sentimentale. C’est tout en sobriété et en retenue que Thomas Stuber nous invite à voyager entre les rayons d’un supermarché de vente en gros, antre pantagruélique de la surconsommation, et qu’il s’immisce dans un microcosme quasi familial où la chaleur des rapports humains se révèlent peu à peu [3]. Le lieu, dépourvu de toute lumière naturelle, bondé de stocks colossaux de denrées alimentaires, pourrait sembler bien peu propice aux belles rencontres et à l’avènement d’une histoire d’amour. Pourtant, il l’est, et le théâtre amical et amoureux qu’il deviendra fait d’ailleurs songer à l’univers bien peu glamour qu’avait choisi Ildikó Enyedi comme décor dans [« On Body and Soul »], Ours d’Or de la Berlinale 2017. Certaines similitudes entre les deux films sont d’ailleurs frappantes.

La scène d’ouverture relève du coup gagnant car à elle seule, elle condense et symbolise en quelques minutes l’esprit et l’atmosphère du film. Le premier plan s’ouvre sur une vieille voiture qui semble avoir été abandonnée sur un parking désert et de laquelle émane une valse de Strauss. Tandis que la musique croît progressivement en volume, la caméra quitte l’obscurité du parking et s’invite dans les allées d’une grande surface illuminée par une lumière jaunâtre où l’on y découvre un véritable ballet, parfaitement chorégraphié, celui de chariots élévateurs, qui vont et viennent, s’entrecroisent sans jamais se percuter, semblant même glisser comme sur des rails tels de petites locomotives habilement téléguidées. C’est que le maniement de tels engins nécessite adresse, dextérité et un savoir-faire insoupçonné qui repose sur un patient apprentissage ! Un apprentissage auquel se familiarisera Christian (Franz Rogowski), nouvellement engagé en tant que magasinier, épaulé pour ce faire par Bruno (Peter Kurth), le responsable du rayon boissons. Le nouveau venu est hésitant, timoré, taciturne ; l’homme d’expérience connaît le boulot par cœur ainsi que les codes qui régissent l’entreprise autant que tous ces petits interdits que l’on se plaît à transgresser respectueusement (telle la dégustation illicite de cette nourriture aux dates de consommation périmées et abondamment jetée au rebut, ou ces petites pauses cigarette prises à la va-vite dans les recoins de l’entrepôt). Entre les deux hommes, les échanges verbaux sont brefs, les dialogues sont simples, efficaces, mais Bruno, incarnation de la figure paternelle qui accepte de prendre affectueusement ce jeunot sous son aile, a toujours un bon mot en réserve pour gentiment déstabiliser Christian.

L’ironie est tendre, jamais grinçante, jamais blessante tant dans les dialogues que dans les décors ou rares intrusions musicales qui participent à l’ensemble (telle cette affiche qui décore la salle de repos et sur laquelle se déploie une plage paradisiaque bordée de palmiers, ou encore cet adagio d’Albinoni rythmant le réassort nocturne des rayons). La mise en scène, dénuée de toute ostentation, est d’une extrême précision, et se nourrit de micro-détails révélant l’état d’esprit comme les manies des protagonistes.
Une attention réaliste que Thomas Stuber emprunte fidèlement au texte original, et qui contribue, tout en finesse, à l’atmosphère singulière du film et en renforce le timbre émotionnel particulier.

Le film se divise en trois chapitres qui portent chacun le nom des trois principaux protagonistes : Christian, Bruno et last but not least, la rieuse et un tantinet espiègle Marion, qui travaille au rayon sucreries et dont Christian tombe amoureux. Une Marion, incarnée par l’exquise Sandra Hüller, qui ayant troqué le tailleur chic de la cadre égoïste et affairée qu’elle interprétait dans « Toni Erdmann », se voit ici affublée d’un tablier bleuâtre et terne bien peu sexy. Au carrefour de ces allées démesurées, se jouera ainsi la rencontre de trois solitudes, de trois êtres humains qui, s’efforçant de masquer leur intimes fêlures et leur mélancolie, affichent sourires et bonne humeur. Trois personnages touchants, qui font de leur lieu de travail un refuge ; cet espace clos, semblable à un cocon familial qui, quelques heures durant, les met à l’abri du monde extérieur et constitue un rempart contre la tristesse de leur quotidien. On relèvera d’ailleurs que l’action se déroule principalement dans le huis clos du supermarché et que les quelques rares escapades extérieures, majoritairement dominées par le silence, illustrent la solitude des protagonistes.

Pour Christian, l’isolement tient à la rupture avec ses erreurs de jeunesse, ses mauvaises fréquentations et à sa difficile réinsertion socio-professionnelle ; pour Bruno, c’est l’Ostalgie [4] d’un homme ayant perdu ses repères dans une Allemagne réunifiée, désœuvré depuis qu’il ne conduit plus son bahut et qu’il ne vagabonde plus sur les routes ; enfin, pour Marion, c’est la violence conjugale, une violence que le film a la délicatesse de ne pas montrer mais de suggérer. Une approche suggestive et quasi non verbale qui se traduit aussi dans les non-dits qui ponctuent fréquemment les dialogues mais se révèle dans les attitudes corporelles des protagonistes, renforçant ainsi sur le spectateur l’impact émotionnel des sentiments mis à l’épreuve.

En conclusion, « Une valse dans les allées » constitue un magnifique témoignage d’amour à ces âmes simples et effacées, qui, bien que demeurant souvent dans l’anonymat, font le sel de l’humanité et dissimulent avec une émouvante pudeur leurs plus intimes souffrances derrière des éclats de rire et des gestes de tendresse.

Christie Huysmans

[1Le roman de Clemens Meyer « Als wir träumten » fit aussi l’objet en 2015 d’une adaptation cinématographique par le réalisateur allemand Andreas Dresen. Le film fut sélectionné à la 65ème édition de la Berlinale mais ne suscita pas une admiration particulière de notre part à l’époque.

[2« Une valse dans les allées » remporta toutefois le Prix du Jury Œcuménique ainsi que le Prix du film de la Guilde. Thomas Stuber et Clemens Meyer ont également obtenu en 2015 le prix du scénario allemand, récompense décernée chaque année par le Ministre d’Etat à la culture, et ce depuis 1988.

[3L’action se déroule à Dresde (ex-RDA) mais le film a été tourné principalement de nuit dans deux grands magasins de vente en gros, l’un est situé à Wittenberg et l’autre Bitterfeld. Lors de la conférence de presse qui a fait suite à la première projection du film, Thomas Stuber a témoigné de l’accueil extrêmement chaleureux dont toute l’équipe du film a bénéficié de la part de tout le personnel de ces supermarchés. Il a également souligné le caractère très familial qui unit les employés dans la réalité et qui se traduit d’ailleurs très fortement dans le film.

[4Tout comme le réalisateur, Clemens Meyer, auteur de la nouvelle qui inspira le film, est né à Leipzig (ex-RDA) en 1977. Son œuvre témoigne de sa grande sensibilité à l’Ostalgie et illustre le cataclysme psychologique qu’a provoqué chez certains la réunification de l’Allemagne.