Sandrine Kiberlain, Gilbert Melki
Comment allez-vous ? "Très bien, merci" répond celui qui a envie qu’on le laisse tranquille.
Pourtant l’intranquillité voilà bien le sentiment qui se dégage de ce long métrage pour lequel trois raisons au moins donnent envie de remercier Madame Cuau.
Dans le désordre : l’intelligence de sa construction, l’excellence de ses acteurs et la pertinence dérangeante de son scénario. Dans le désordre plutôt que dans l’ordre puisque précisément « Très bien… » est un film sur les abus de pouvoir-scannés par une caméra tragi-comiquement efficace-lorsqu’une organisation sociale se sent menacée.
Témoin un peu trop intervenant d’un contrôle d’identité dans une rue de Paris, Alex, qui jusqu’à présent n’a connu de la vie que sa face lisse, est embarqué par des policiers. Du commissariat de police où il passe la nuit à l’asile psychiatrique dans lequel il se retrouve, l’espace est étroit et irrationnel. Comme celui qui sépare Charybde de Scylla.
Gilbert Melki en comptable modèle saisi par les rouages d’une société qui hésite entre Kafka par ses errances bureaucratiques et Jarry par son absurde enchaînement de faits est épatant (*)
Une force tout aussi irrésistible que mélancolique le conduit, lui l’employé modèle, le bon époux, l’ami bienveillant, sur la pente d’une déresponsabilisation - il se surprend à presque se réjouir de pouvoir baisser les bras face à un enchaînement calamiteux d’événements qui arasent son envie de lutter - et d’une marginalisation qui, sous une apparence de drôlerie, font froid dans le dos. Et cerclent le corps social qui nous entoure d’une vague mais déterminée intolérance à tout ce qui sort de la norme
Sandrine Kiberlain est tout aussi formidable en témoin révélateur des « folies » d’un système
qui, à force de se vouloir logique, disjoncte et frôle le surréalisme plus délirant qu’hilarant.
« Très bien… » s’il n’est pas un film politique au sens costra-gavrien du terme est certainement un film citoyen. Qui essaie de redonner une place à l’individu contraint pour réintégrer sa dignité de travailleur à utiliser les armes avec lesquelles la société l’a humilié.
Il y a de la dépression chez Melki, de l’inquiétude chez Kiberlain. Et ni la fin heureuse ni le ton souvent décapant et drôle ne dégrippe le spectateur d’une sensation de malaise. Dont la force sourde n’en rend les échappées burlesques que plus perturbantes.
Emmanuelle Cuau a réussi le pari de mettre en images ce que Charles Melman (**) appelle la « nouvelle économie psychique » qui, par les pertes de repères qu’elle suscite, provoque le désarroi de ceux qu’elle est censée aider. (m.c.a)
(*) il y a quelque chose de virilement attendrissant, de secret et de subtilement décalé chez cet acteur dont on a pu mesurer, en ce début d’année, l’étendue du talent dans "Anna M" de Michel Spinosa ou encore "Ca brûle" de Claire Simon.
(**) « L’homme sans gravité » éd. Denoël