Yoon Jeong-hee
Il y a des sensations inestimables. Parce qu’elles viennent (r)éveiller un bien précieux : la sensibilité.
En allant voir « Poetry » j’ai, par hasard, entendu sur une radio à grande audience une chanson de Lou Reed. Ne me doutant pas que son titre « A perfect day » (*) allait être ce que je penserai de cette journée illuminée par une présence vibrante.
Celle d’une actrice âgée, célèbre dans son pays paraît-il mais inconnue de mon univers personnel, qui donne vie et tendresse à un personnage de femme inoubliable dans un mélodrame coréen qui a reçu le prix du scénario lors du dernier festival de Cannes.
Mija est une grand-mère qui élève seule son petit-fils. Elle décide de suivre des cours de poésie. Espérant ainsi ralentir le lent et inexorable enlisement, inhérent à la maladie d’Alzheimer, dans le néant des mots et des souvenirs par une captation de la grâce de la nature qui l’entoure.
Elle découvrira, bien au-delà du plaisir de l’écoute et de l’écriture, que cet art, parce qu’il ouvre autant à la beauté qu’à la souffrance, permet de questionner le Monde autrement. De réfléchir sur le sens profond de la notion d’humanité.
Au point d’en comprendre et accepter sans s’y résigner le versant sombre, la noirceur des êtres que le cinéaste a symbolisé par un viol collectif auquel son petit-fils a participé.
Porté , sublimé, « aérisé » par la présence d’une comédienne qui confère, avec élégance et tendresse, à son personnage une densité empreinte de naïveté et de dignité.
« Poetry » est une délicate variation sur l’écoulement du temps qui mêle le pire et le meilleur et esquisse l’idée d’une morale faite de générosité, de courage et de sereine résistance face aux chancres d’un quotidien trop nombreux pour être tous pointés : l’égoïsme, l’hypocrisie, la violence sexuelle, l’ingratitude, la mesquinerie…
Par une mise en scène ample et sobre en rupture volontaire avec une narration plus baroque et tourmentée, Lee Chang-dong désamorce ce que son propos pourrait avoir de démonstratif.
Il sait qu’une caméra douce peut être plus dénonciatrice des injustices et des difficultés de l’existence qu’un regard intrusif. Il sait qu’il existe des situations sans issue (un remords attendu mais jamais exprimé) sur lesquels il vaut mieux ne pas s’appesantir pour en souligner, plus subtilement, le potentiel de douleur.
C’est par l’allusion que le réalisateur nous touche et atteint une hauteur de vue qui rappelle parfois celle « Des hommes et des Dieux ». Et qui rappelle en tout cas que Lee Chang-dong est l’auteur de "Secret sunshine", film magnifique sur la possibilité d’émerger d’épreuves aussi terribles soient-elles.
C’est par l’allusion encore qu’il cerne l’ insidieuse barbarie d’une modernité qui fait de l’argent la pseudo solution à tous les problèmes.
Mais c’est par la conviction qu’il nous amène à réfléchir à la puissance du langage.
Qui devient lorsque tout s’effondre, le dernier trésor sur lequel s’appuyer. Parce par lui on peut absoudre et demander pardon.
On donne bien volontiers toutes les « Mamies » du film d’Annick Lanoë et pourtant parmi elles il y a Danielle Darrieux et Catherine Rouvel pour un seul regard méditatif de Yoon Jeong-hee posé sur une fleur ou une pomme.
Elle nous fait attendre avec impatience la sortie du dernier film de Brillante Mendoza - qui viendra le présenter à Bozar le lundi 8 novembre - « Lola » qui lui aussi a choisi de mettre en scène deux grands-mères.
Celles-ci seraient en train de retrouver ce qu’elles n’ont jamais cessé d’être pour certains dont je suis : un concentré de lucidité et d’amour inconditionnel ? De fragilité et de force.
En un mot : de Lumière (mca)
(*) Album "Transformer" 1972