Conte burlesque lyrique
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MA LOUTE

Bruno Dumont

Fabrice Luchini, Juliette Binoche, Valeria Bruni Tedeschi, Jean-Luc Vincent, Brandon Lavieville, Raph

124 min.
8 juin 2016
MA LOUTE

Été 1910, les Van Peteghem, riches bourgeois décadents originaires de Lille, débarquent sur la Baie de Slack dans le Nord de la France pour y prendre leurs quartiers dans leur résidence secondaire, le Typhonium, une bâtisse hors normes à l’architecture de style égyptien, qui surplombe la baie et offre une vue imprenable sur un décor digne d’une carte postale [1]. « La vue est tellement belle, qu’à force de la voir tous les jours, on ne la voit plus », constate d’ailleurs André Van Peteghem. Non loin de là, habitent les Brufort, pêcheurs de moules et paysans aux mœurs aussi rustres que primitives, qui « bouffent » littéralement du bourgeois et avalent la moitié de leurs mots lorsqu’ils s’expriment dans un authentique patois picard, parfois incompréhensible pour le spectateur non averti. Ces derniers, qui ont fait de l’anthropophagie leur pain quotidien, scrutent l’arrivée pétaradante de ces nouveaux venus avec un regard mêlé d’appétence et de dédain. L’été ne s’annonce toutefois pas tranquille pour ces deux familles que tout (ou presque) oppose car de mystérieuses disparations mettent en émoi la région. Heureusement, l’inspecteur Machin et son fidèle acolyte Malfoy - réplique fantasque du duo que forment Laurel et Hardy - (mal)mènent l’enquête, pédalent dans le sable lorsqu’ils ne font pas des tourneboulés dans les dunes, et ne manquent pas de faire de fréquentes incursions dans l’univers de ces deux classes duelles. Mais ce méli-mélo social ne serait point complet si Ma Loute, fils aîné des Brufort, et Billie, figure androgyne de la famille Van Peteghem à la filiation au demeurant énigmatique, ne venaient pas à s’enticher l’un de l’autre, et ainsi réaliser l’improbable union entre deux inframondes, capables du meilleur comme du pire.

On l’aura compris, Bruno Dumont ne fait pas dans la dentelle en matière d’exagération. Il la pousse même dans ses retranchements les plus foldingues [2] . Il n’est donc guère étonnant que le film ait fait figure d’ovni cinématographique dans la sélection cannoise 2016. Une audace, une impudence prétendront certains, qui n’a pas manqué de diviser la critique : les uns ont ainsi acclamé l’aplomb et l’originalité d’un réalisateur qui n’en est pas à son premier coup d’essai au Festival de Cannes [3] , tandis que les autres se sont empressés de détester cette comédie déjantée, la tenant pour vulgaire et exaspérante.

Si l’on veut remettre l’église au milieu du village, on ne peut s’empêcher d’accorder nos violons avec les premiers et de relativiser l’avis des seconds. Car, d’une part, si l’on se place au-delà de la satire sociale à l’œuvre dans Ma Loute, il faut souligner la maîtrise avec laquelle Bruno Dumont mélange d’une part, les genres à la manière d’un chef étoilé, sur-épiçant volontairement sa gastronomie (au risque de nous servir un mets tout à fait immangeable), et joue, d’autre part, sur la confusion du genre en brisant l’apparente dualité sociale et la dichotomie humaine que l’on pourrait y lire a première vue. Par contre, pour donner raisons à ses détracteurs, force est en effet de constater qu’il faut au préalable accepter de « jouer le jeu » du bon spectateur, prêt à tout entendre, à tout voir, capable d’accueillir sans freins et sans barrières mentales tous les effets comiques que génèrent le surjeu, le burlesque, le grotesque, le mélo, la parodie…, bref, la démesure dans toute son ampleur. Et c’est sans doute là un effort que certains spectateurs ne consentiront pas à fournir, il faut bien l’admettre.

Faisant partie de ces spectateurs où il en faut beaucoup pour rire sans que le trop ne soit présent, il nous a donc fallu mettre de côté nos a priori sur nous-mêmes et jauger le film au-delà de ses criantes apparences et tonitruantes critiques.

S’agissant de la satire sociale mise en scène dans Ma Loute, le réalisateur ne se prive guère de brocarder tous azimuts les petites gens comme « la haute », égratignant au passage l’image d’un État machin (personnifié par un inspecteur gonflé à l’hélium et son éternel suiveur), impuissant et aveugle, qui se meut comme un diplodocus et s’avère incapable d’éclaircir le drame qui se joue pourtant à ses pieds. Chacun en prend donc pour son grade, et Dumont se délecte à forcer le trait, il se plaît à jouer la carte de la parodie, amenant ses comédiens à se jouer de leurs acquis ou à se moquer de leur amateurisme. Dans cette perspective, l’on ne s’étonnera dès lors pas d’entendre André Van Peteghem, incarné par un Fabrice Luchini bossu, qui semble monté sur ressort, et physiquement méconnaissable, s’extasier devant la croissance ex-tra-or-di-naire d’une glycine, qui mesure à peine cinquante centimètres. Il en va également de même d’Aude Van Peteghem, sœur d’André, campée par une Juliette Binoche totalement déchaînée, qui, affublée d’un accoutrement que l’on croirait tout droit sorti d’un théâtre baroque, ne recule devant aucune extravagance ni ne redoute aucune folie. Quant à l’épouse Van Peteghem (Valeria Bruni Tedeschi), c’est à peine si elle parvient encore à respirer et à se maintenir en équilibre tant elle est corsetée et engoncée dans des vêtements invariablement tissés de fils blancs. Il ne sera dès lors point surprenant de voir s’envoyer en l’air cette blanche colombe à l’allure virginale lorsqu’elle sera touchée par le miracle de la grâce (l’orchestration de la toute-puissance divine n’est d’ailleurs pas ici non plus épargnée). L’hypertrophie de l’académisme théâtral atteint donc un point culminant mais il est tout aussi grossièrement et volontairement contrebalancé par le jeu des comédiens amateurs, qui n’en ont que faire de la syntaxe d’un Molière ou d’un Racine, butent sur une syllabe sur deux à chaque fois qu’ils ouvrent la bouche, quand ils ne mangent pas leurs mots tout crus.

Pourtant, si les contraires s’opposent et trouvent l’avènement de leur détestation réciproque dans la lutte des classes, leurs différences s’amenuisent eu égard à leur moralité respective, et trouvent un sacré terrain d’entente en regard de ce qui fait leur humanité, à savoir leur capacité à commettre le pire comme le meilleur. Car, si les Brufort sont d’ignobles cannibales, tuent leurs semblables sans aucun état d’âme, se délectent de leur chair, rongeant leur os jusqu’à la moelle (Ma Loute s’approche en effet dans une unique scène d’un cinéma gore capable d’arracher les rires des plus fidèles spectateurs du Bifff – le Festival du Fantastique de Bruxelles), les Van Peteghem appartiennent à une lignée de dégénérés de première classe, fruits de mariages arrangés et consanguins, voire de relations incestueuses dont ils n’ont cure. La transgression de l’interdit et des convenances morales est donc un mal que les « petits » comme les « grands » se partagent en toute équité, les uns n’ayant rien à envier aux autres. Et à ce titre, s’il ne fallait retenir qu’une scène de Ma Loute, il s’agirait sans aucun doute de ce moment drôlissime où la tragique révélation d’un inceste génère une sidérante aberration comique. Fabrice Luchini et Juliette Binoche atteignent là le summum de leur art.

Quant au meilleur de l’homme, sa capacité à aimer l’autre en dépit de ses différences, il trouve assurément son expression dans la jonction qu’opère le réalisateur à travers l’intrigue amoureuse qui se noue entre Ma Loute et l’androgyne Billie. En unissant les extrêmes et en rassemblant les contraires, il parvient ainsi à transcender les dualités sociales et à faire coexister le bien et le mal au-delà de toute morale. Ici encore, le mélo flirte avec un lyrisme expressionniste mais cette cerise sur le gâteau, sans laquelle l’équilibre précaire de la pièce montée que nous livre Dumont risquerait bien de flancher, est révélatrice d’un réalisateur philosophe dont la vision de l’homme et du monde est à mille lieues d’être dichotomique. Et à ce titre, l’androgynie de Billie n’est point anodine puisque son ambiguïté sexuelle fait cohabiter au sein d’une même personne le féminin et le masculin.

Le comique de Ma Loute, qu’il plaise ou qu’il déplaise, est donc bien loin d’être gratuit. Il dévoile le talent protéiforme d’un réalisateur qui ne craint pas de sortir de sa zone de confort, et qui, à travers un art consommé de la loufoquerie et un indéniable savoir-faire cinématographique, dévisage et transfigure la laideur comme la beauté de l’inquiétante étrangeté de l’être.

(Christie Huysmans)

[1Bruno Dumont s’est inspiré de cartes postales anciennes, notamment certaines qui montraient les passeurs de la Baie de Slack, lesquels faisaient traverser les bourgeois d’une rive à l’autre au début du 20ème siècle. Sur l’une de ses cartes, se trouvait un groupe de pêcheurs dont l’un d’eux s’appelait Ma Loute. D’où le titre du film. On notera qu’en patois picard, ma loute (prononcé ’m loute) est le terme utilisé pour désigner familièrement quelqu’un. Il est fréquemment utilisé à titre affectueux par les adultes pour désigner un enfant.

[2Ce choix délibéré pour l’outrance, totalement assumé d’un bout à l’autre du film, s’inscrit dans la continuité de la série P’tit Quinquin mais le réalisateur lui donne ici davantage d’ampleur cinématographique en utilisant tout l’arsenal technique propre au grand écran.

[3En 1997, La vie de Jésus remporte une Mention spéciale Caméra d’Or. En 1999, L’Humanité obtient 3 prix au Festival de Cannes : le Grand Prix du Jury, le Prix d’interprétation féminine et le Prix d’interprétation masculine.