Coup de coeur
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Coup de coeurLES INNOCENTES

Anne Fontaine

Lou de Laâge, Agata Kulesza, Agata Buzek, Joanna Kulig, Vincent Macaigne

115 min.
9 mars 2016
LES INNOCENTES

Pologne, décembre 1945. Mathilde Beaulieu (Lou de Laâge), une jeune interne de la Croix-Rouge chargée de soigner les rescapés français avant leur rapatriement vers l’Hexagone, est appelée au secours par une religieuse polonaise. Réticente dans un premier temps, elle accepte finalement de la suivre dans son couvent où une trentaine de bénédictines vivent retranchées du monde. Elle découvre qu’une religieuse est sur le point d’accoucher, et que celle-ci n’est pas un cas isolé. D’autres religieuses, violées par des soldats de l’armée soviétique, sont elles aussi sur le point de devenir mères.

L’histoire dont s’inspire Les Innocentes est tirée du journal de Madeleine Pauliac qui, s’en tenant aux faits, évoque le destin tragique de 25 sœurs violées dans leur couvent, parfois plus de quarante fois d’affilée, parmi lesquelles vingt furent tuées et cinq durent affronter des grossesses. 

Le viol comme arme de guerre est malheureusement une pratique qui n’est guère méconnue : Une Femme à Berlin , récit très longtemps resté anonyme, écrit par la journaliste Marta Hillers, et porté à l’écran en 2008 par Max Färberböck, témoignait déjà en 1954 des crimes sexuels auxquels les Soviétiques s’étaient livrés dès leur entrée dans la capitale allemande en 1945. De même, l’actualité nous rappelle quotidiennement la survivance d’une telle barbarie, et s’agissant de ce sujet, l’on ne peut que songer au récent documentaire « L’homme qui répare les femmes » de Thierry Michel.

Dans Les Innocentes , le viol est double, selon les propres termes de sa réalisatrice, Anne Fontaine ( lire notre interview ), car non seulement il atteint la femme dans sa chair mais il viole aussi son rapport à Dieu et son âme de religieuse. Néanmoins, la cinéaste ne fait pas de cette double violation la trame centrale de son film. Certes, elle exhume avec une très grande pudeur des faits historiques et tragiques trop longtemps restés ensevelis, et elle en dévoile avec une prudente délicatesse la dimension taboue mais ce qui est au cœur de ce film tient bien plus à la fragilité de la foi et au rapprochement très peu probable de deux féminités diamétralement opposées. 

C’est en effet avec une très grande finesse, une remarquable austérité et une immense sensibilité que Les Innocentes fait se rencontrer et s’interpénétrer deux univers féminins qui se situent à mille lieues l’un de l’autre. L’un est incarné par Mathilde Beaulieu. Elle est libre, indépendante et en tant que médecin, elle pratique un métier d’avant-garde pour une femme de cette époque. Athée, communiste, elle a foi dans la science et dispose comme bon lui semble de son corps. Déterminée, ferme et prosaïque, il se dégage d’elle une certaine forme de force virile. À l’inverse, il y a cette communauté de sœurs, ce petit monde replié sur lui-même, éclairé par une foi mystique où le doute n’est guère exclu mais où Dieu ne peut être mis entre parenthèses . Guidées par d’indéfectibles principes où le corps est une entité intouchable, ces sœurs portent les stigmates visibles et invisibles d’une tragédie condamnée au secret et au silence. Cependant ce corps religieux, profondément ébranlé dans ses certitudes et dont le serment de chasteté a été irrémédiablement bafoué, chantant à l’unisson, ne parle guère d’une même voix. C’est ainsi qu’en mettant intelligemment en présence des religieuses qui réagissent différemment à la perspective de la maternité (qu’elles soient ou non personnellement concernées), Les Innocentes fait résonner les dissonances humaines et spirituelles de femmes que rien ne préparait à devenir mères ou accueillir une naissance.

Suivant le rythme contemplatif du couvent, ponctué par les chants que les sœurs interprètent durant les offices, le film ne suit pourtant guère un tempo lent ; l’intrusion régulière de l’énergique Mathilde dans ce monde à part, les scènes d’accouchement, les tensions et discordances entre les sœurs… génèrent toute la dramaturgie nécessaire au sujet et contrebalance efficacement la méditation qu’il induit. 

Faisant bien plus appel à la sensibilité morale du spectateur qu’à son sens moral, la caméra d’Anne Fontaine s’abstient de tout jugement à l’égard de certains comportements qui, a priori, seraient jugés répréhensibles. On songe notamment à l’attitude interpellante de la Mère Supérieure, interprétée par l’exceptionnelle Agata Kulesza (qui s’était déjà admirablement distinguée dans Ida ), qui par cette phrase énigmatique « Je me suis perdue pour vous sauver », demeure déconcertante. Une attitude que l’évêque Carballo n’a pas manqué de condamner publiquement après avoir vu le film, qu’il a par ailleurs jugé thérapeutique pour l’Eglise .

Par contre, en faisant du courage, de la désobéissance et de la transgression (thème cher à Anne Fontaine) les voies d’accès qui conduisent à la résilience et à une certaine forme de salut, ce film, dont la magnifique photographie entre en parfaite symbiose avec son sujet et sa progression dramaturgique, parvient à une double réconciliation. En réunissant graduellement deux versions éminemment différentes de la féminité et de la foi, d’une part, et, en réconciliant d’autre part le corps et l’esprit de femmes qui, en donnant la vie, transforment l’écartèlement subi en une renaissance physique et métaphysique, Les Innocentes fait se manifester une autre forme de conversion. Transfigurée par le halo bienfaisant de l’espérance, transcendée, l a douleur dispense ainsi sa force de guérison, là où celle-ci est le moins soupçonnée. 

Tant sur le fond que sur la forme, Anne Fontaine excelle et signe un quinzième long-métrage totalement abouti, probablement le meilleur de sa filmographie.

 

 

( Christie Huysmans )