Anthony Bajon, Damien Chapelle, Alex Brendemühl, Hanna Schygulla,
Louise Grinberg
" La prière ". Le mot est sujet à connotations, susceptible de réveiller chez certains quelques a priori ; il est même capable, avouons-le, d’inciter à la fuite. Mais ce serait là un tort de croire que le dernier film de Cédric Kahn est pour autant ennuyeux à mourir, car il n’en est rien. " La Prière " figurait d’ailleurs parmi les longs-métrages les plus intéressants qu’il nous ait été donné de découvrir en compétition à la Berlinale 2018.
Grâce à un scénario très habilement écrit, s’inspirant fidèlement de la réalité, le film n’accuse aucun temps mort et est pourvu d’un développement romancé, dosé à juste mesure. En focalisant d’emblée son point de vue sur son personnage principal, Thomas, incarné par un Anthony Bajon qui est reparti de la Berlinale avec l’Ours d’Argent du meilleur acteur, il invite le spectateur à découvrir en même temps que lui les rites, règles et valeurs de la communauté religieuse au sein de laquelle il devra trouver sa place tout en s’adaptant à son rythme. Une communauté qu’il a volontairement décidé de rejoindre pour tenter de mettre un terme à sa dépendance à la drogue. Car, c’est là l’objectif que s’est fixé la surprenante Sœur Myriam (Hanna Schygulla), fondatrice de cette congrégation : aider des jeunes, venant de différents pays et issus de différents milieux sociaux, à se sevrer de leur toxicomanie ou de leur alcoolisme, et ce, par la prière, le travail et la fraternité.
La communauté vit isolée au cœur des montagnes, retranchée du monde dans un environnement aussi beau que rude. Il n’est toutefois guère permis à ses membres de s’octroyer un seul moment de solitude au sein de cette immensité, pourtant propice à une intime communion avec la nature. L’interdiction vise à éviter à ces jeunes de gamberger, de se laisser aller à penser au manque qu’ils seraient susceptible de ressentir ou de se laisser piéger par l’oisiveté ou par la tentation de fuir et de retomber. Dans cette optique, les moments dévolus à la prière, qu’elle soit chantée ou récitée, semblent constituer un substitut à la dépendance. Tel un refuge contre les démons intérieurs, elle agit comme " le rempart de l’âme " pour paraphraser Saint-Augustin, et se transforme même pour certains en une nouvelle forme d’addiction, plus saine. Car, que l’on soit croyant ou non, que l’on soit habité par une foi religieuse ou pas, que l’on soit agnostique ou athée, peu importe. Le défi imposé ici est de remplir l’esprit d’une litanie de mots, voire de sons, qui, prononcés ensemble et résonnant comme un mantra, parviennent à le vivifier d’un nouveau souffle, fut-il divin ou dénué de toute spiritualité. L’on notera à cet égard la remarque de Damien Chapelle quant à l’impact d’une pratique collective de la prière au moment du tournage : " Le fait de prier ensemble nous a tous très vite emportés dans une communion naturelle, une dynamique, un mouvement qui nous dépassait complètement. " a-t-il déclaré à Berlin. (L’obligation de s’adonner collectivement à un travail manuel s’inscrit d’ailleurs dans le même ordre d’idée : occuper le corps pour déjouer les flâneries et autres vagabondages de l’esprit.)
Dans cette perspective, l’observance de la liturgie est très stricte. Elle semble être animée d’une ferveur indéfectible et apparaît globalement corsetée par une lecture très littérale et dogmatique de ses textes, laissant, semble-t-il, peu de marge à l’interprétation ou à la réflexion personnelle, ce qui pourrait en laisser certains admiratifs, d’autres dubitatifs, voire très circonspects. L’on ne peut en effet s’empêcher de relever que l’approche religieuse développée au sein de cette communauté laisse très peu de place à la méditation et à la spiritualité au sens large du terme. C’est là un parti pris interpellant, susceptible de susciter interrogations ou crispations, et qui apparaît d’autant plus paradoxal eu égard à l’environnement naturel dans lequel cette communauté évolue. La force magnétique et symbolique de la montagne, sa stabilité, son profond ancrage dans les profondeurs de la terre autant que son sommet flirtant avec le ciel et l’infini, sa difficile ascension ainsi que ses dangers potentiels… sont certes exploités à un moment clé du film, générant ainsi une jolie métaphore du parcours de Thomas et engendrant également un rebond décisif dans son évolution, mais la puissance méditative de la montagne semble par contre quant à elle être largement marginalisée, si ce n’est négligée par la communauté.
Outre la prière et le travail, il est un autre élément non négligeable dans la progression de Thomas : la fraternité. Basée sur l’apprentissage du vivre-ensemble, alliée à la solidarité, à l’amitié et aux échanges, celle-ci constitue en fait le levier, voire le pivot essentiel du parcours effectué par Thomas. Dans cette optique, si la prière est un chemin, une voie, ou s’il faut jouer sur les mots, une voix lançant un appel ou un cri, l’esprit de camaraderie qui anime la communauté se fait quant à lui cheminement. Un cheminement synonyme d’un enracinement dans l’humain.
L’on soulignera d’ailleurs la très belle prestation que livre Anthony Bajon en partageant avec une grande authenticité les états d’âme successifs de son personnage avec autant d’assurance que de candeur : déracinement et solitude, suffocation et agressivité, rébellion et tristesse, ferveur et doute. Sa remarquable implication dans le projet que porte le film est perceptible de la première à la dernière minute. Sa touchante déclaration après avoir reçu son Ours d’argent est, à ce titre, très éloquente : " Personnellement, j’ignorais que ce type d’initiative existait. Et si ce film peut permettre de faire savoir que ça existe auprès de personnes qui en ont besoin, j’en suis vraiment très heureux ".
Film courageux dans une France de plus en plus anticléricale, réalisé par un cinéaste qui se dit agnostique mais fasciné par ceux qui prient, allant même jusqu’à dire qu’il les envie, " La Prière " n’a nullement la vocation de faire du prosélytisme ni de porter un quelconque jugement de valeur sur la religion ou la foi.
Enfin, pour faire écho aux paroles de Cédric Kakn, comment ne pas être porté à croire " qu’il existe une mystique à l’œuvre dans le 7ème art dès lors que le cinéma parvient à faire émerger une conjonction magique de différents éléments et qu’un miracle s’opère au sein d’une séquence réussie " ?
Christie Huysmans