Daniel Radcliffe, Dane Dehaan, Michael C. Hall, Jack Huston, Ben Foster
Rime brisée/
Sexe, drogues, et poésie
D’une jeunesse intoxiquée
Rythme effréné…
Amours, alcool, et littérature
D’une génération beat
Monde fracturé/
Musique cadencée
D’une jeunesse désenchantée
Qui écume les mots
Et brise à la lame
Le cercle de la Loi
Homosexualité/
Tempo syncopé
D’une jeunesse révoltée
Qui fait déferler la vague de la protestation
Bisexualité/
Balbutiements provocateurs
Des heures juvéniles
D’Allen Ginsberg, Lucien Carr, William S. Burroughs et Jack Kerouac.
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Lorsque les grands
noms de la littérature américaine ont l’étoffe de héros, lorsque le destin
marque leur entrée dans le monde par le sceau de la tragédie, et lorsqu’un talentueux
réalisateur et un scénariste inspiré s’associent pour s’emparer d’une matière
vivante aussi féconde, le cinéma s’enrichit d’un petit bijou.
Some things, once you’ve loved
them, become yours forever. And if you
try to let them go… They only circle back and return to you. They become part of who you are… or they
destroy you. ( Certaines
choses, une fois que vous les avez aimées, deviennent vôtres pour
toujours. Et si vous essayez de les
laisser partir… Elles reviennent à
nouveau vers vous et vous encerclent.
Elles deviennent une partie de ce que vous êtes ou elles vous
détruisent. ) C’est sur ces vers
prononcés par le jeune Allen Ginsberg (Daniel Radcliffe) que s’ouvre Killing
your darlings tandis qu’à l’écran, s’affiche le drame qui sera l’un des
pivots de l’intrigue : Lucien Carr (Dane Dehaan), étudiant de 19 ans,
noyant David Kammerer, son encombrant prétendant de treize ans son aîné.
« First thought, best
thought » ,
dit le poète. La première idée est souvent la meilleure . Certaines
choses, une fois que vous les avez aimées, deviennent vôtres pour toujours… Ces quelques lignes de poésie résument à elles
seules l’essence de Killing your darlings sans en révéler la
substance : la toxicité mortelle du trio Ginsberg, Carr et Kammerer, et la
fatalité salvatrice d’un amour de jeunesse lorsqu’il fertilise la créativité et
l’émergence d’une génération nouvelle.
Inspiré de faits réels, Killing your
darlings ne se contente toutefois pas de mettre en scène le drame dans lequel
ont été impliqués de près ou de loin les fondateurs de la Beat Generation [1]
mais expose avec acuité et sur un rythme qui ne faiblit jamais, les prémices
d’un mouvement littéraire, intellectuel et culturel qui a ébranlé le conservatisme
américain des années 40-50. Une
naissance qui sera portée, non sans douleurs, sur les fonds baptismaux de la
littérature américaine d’après-guerre grâce à l’amitié et aux amours qui
soudent et déchirent Allen Ginsberg, Lucien Carr, William S. Burroughs, et Jack
Kerouac.
Les amours libertines, les amitiés d’une
jeunesse qui ne fut pas tendre, l’atmosphère délétère de la seconde guerre
mondiale, la volonté de briser le corset de la métrique poétique, le
renoncement à une tradition étouffante, le rejet de conventions sociales suffocantes,
tels sont les ingrédients du cocktail détonnant qu’offre Killing your
darlings , le tout servi par des dialogues efficaces, poétiquement denses et
portés par des acteurs de talent. La
bande son est prodigieusement adaptée à ce film hautement rythmé, et la
réalisation est à la hauteur du sujet qu’il défend. Si le côté « étudiants subversifs »
de Killing your darlings pourrait être rapproché du Cercle des poètes
disparus , la maîtrise cinématographique de Krokidas est non seulement plus
originale mais aussi bien plus aboutie.
En se réappropriant la quintessence de fragments littéraires, Krokidas
parvient notamment à traduire, en images et en sons, la technique du cut-up [2]
dont William S. Burroughs a fait son miel.
Daniel Radcliffe réalise, dans ce film que l’on pourrait qualifier de
post-moderne, le coming out d’un acteur exceptionnel. Les fans de Harry Potter peineront à
retrouver le gentil sorcier qu’il a incarné pendant dix ans, tant Radcliffe est
parvenu à tuer l’image de l’élève modèle. Dane Dehaan n’est pas non plus en reste :
le brio de cet étudiant charismatique et égotiste n’est pas sans rappeler la
baby face de Leonardo Di Caprio lorsqu’il n’était encore qu’un jeune loup.
« Kill your darlings. Your crushes, your juvenile metaphysics. None
of them belong on the page. It is the first principle of good creative work. » “Tuez ce que vous chérissez. Vos béguins, vos métaphysiques adolescentes. Ceux-ci n’ont aucune place sur la page. C’est le premier principe de tout bon travail
créatif. » , assène le
Professeur Steeves dans le film. « Killing your
darlings », la sentence fut popularisée par William Faulkner et reprise
encore très récemment par Stephen King, mais elle doit son origine à Sir Arthur
Quiller-Couch, professeur à l’université de Cambridge, qui utilisa la formule
« Murder your darlings » dans sa conférence « On the art
of writing » : « Whenever you feel an impulse to perpetrate a
piece of exceptionally fine writing, obey it—whole-heartedly—and _delete it
before sending your manuscript to press. Murder your darlings. » ( Si
à un quelconque moment, vous sentez l’impulsion de commettre le crime d’un
excellent écrit, obéissez à cette impulsion - de tout votre cœur – et
effacez-le avant d’envoyer votre manuscrit à la presse. Assassinez ce que vous chérissez. ) Si l’injonction de celui qui écrivit sous le
pseudonyme de Q s’applique à la littérature et implique d’éviter toute
complaisance lorsque l’on s’essaie à l’exercice de l’écriture, la formule est
doublement porteuse de sens dans le film réalisé par Krokidas. Kill your darlings (Tue ce que tu chéris) si
tu veux écrire correctement ; Murder your darlings (Assassine ceux qui te
chérissent) si tu veux vivre pleinement ; une sentence que Lucien Carr a réellement
mis en œuvre en assassinant son prétendant.
Kill your darlings (Tue ce(ux) que tu chéris) : un conseil littéraire
dont se sont nourris Ginsberg, Burroughs et Kerouac dans leur œuvre mais qu’ils
se sont bien gardés d’appliquer au sens littéral eu égard aux liens qui les
unissaient à Lucien Carr. Tous
demeureront fidèles à Lucien Carr : Ginsberg, amant de Carr, lui dédiera
son poème Howl [3] ;
Kerouac fera revivre à plusieurs reprises le personnage de Lucien Carr dans sa
prose, notamment dans le livre autobiographique « Et les hippopotames
ont bouilli vif dans leur piscine », qui relate le meurtre commis par son
ami. Ecrit en 1945 avec William S. Burroughs,
le livre ne sera cependant publié qu’en novembre 2008.
En nous donnant
envie de lire ou de relire les textes de toute une génération, Killing your
darlings parvient non seulement à perpétuer la mémoire des légendes d’hier
mais démontre aussi que l’interdisciplinarité artistique génère une créativité
foisonnante qui permet à la culture de conserver toutes ses lettres de
noblesses.
( Christie Huysmans)
[1] Employé pour la première fois en 1948 par Jack
Kerouac, le terme « beat » vient de l’argot américain, et signifie
« cassé, écrasé, fatigué ». Le
sens premier fait donc référence à une génération perdue, fin de siècle. Mais, pour
Kerouac, d’origine franco-canadienne,
la sonorité du mot est aussi à rapprocher du terme français
« béat » : « It’s a be-at, le beat à garder, le beat du cœur »,
puis il ajoute : « C’est un être-à, le tempo à garder, le battement du
cœur », le rapprochant d’une expression utilisée par le jazzman
Charlie Parker.
[2] Le cut-up est une technique littéraire
inventée par l’auteur et artiste Brion Gysin, et expérimentée par l’écrivain
William S. Burroughs. Elle consiste à créer un
texte à partir d’autres fragments de toute origine, découpés de manière
régulière, et remontés selon une logique prédéfinie, afin de faire émerger
l’implicite, l’inavoué des textes de départ. Associé aux routines (récurrences
de fragments du texte) tout au long d’une œuvre, le cut-up a également
pour objectif de briser la cohérence logique imposée au discours par l’emploi
du langage, considéré comme structure structurante. L’impression de semi chaos
générée par les cut-ups et de déjà-vu initié par les routines permet de
se rapprocher, sur le plan formel, de la logique de perception d’un individu
plongé dans un environnement dont il ne maîtrise par définition pas les
stimuli. L’ensemble a pour ambition de faire faire à la littérature la même
révolution que celle de la peinture lors du passage à l’abstrait.
[3] L’hommage à Lucien Carr n’apparaît que dans sa
première version. À la demande de ce
dernier, la mention de son nom sera retirée par la suite. Howl fit scandale à sa publication et
fit l’objet d’un procès. Le juge Clayton W. Horn rendit toutefois un arrêt infirmant
l’obscénité du texte, ce qui permit à Howl de continuer à être diffusé. En 2010, Rob Epstein réalisa un film mettant
en scène la période de la vie de Ginsberg durant laquelle il rédigea Howl .