Nadezha Markina, Elena Lyadova, Andrey Smirnov
Une étrange vibration, mystérieuse et pourtant palpable, emplit l’oeuvre d’Andrey Zviaguintsev.
C’est elle qui donne à son travail, ample et minutieux, une richesse. Paradoxale parce que tissée à la fois d’un attachement à la Russie et d’une mise à distance lucide de ce que celle-ci devient.
Questionnement qu’il expose au travers d’une formidable direction d’acteurs et d’une construction scénique magistrale - tout est tourné en décor construit dans « Elena », même « le plan d’ouverture avec le soleil est faux » précisait le cinéaste lors de la projection de son film au festival de Cannes 2012.
Et pourtant tout semble vrai parce que tout est pensé pour qu’il en soit ainsi - à chacun des personnages est associé non seulement un lieu de vie mais aussi un programme de télévision, une activité, une nourriture ... qui le situent socialement et émotionnellement.
La force de la mise en scène est de mettre en parallèle ces différences sans porter de jugement.
La prise de position viendra du spectateur lorsque, son attention aiguisée, il éprouve le besoin de se situer par rapport à ce qui se passe sur l’écran.
Elena, tendre et attentionnée, provoque la mort de son époux. Sa culpabilité est laissée à l’appréciation de chacun - la sienne y comprise.
On ne saura pas comment elle vivra avec le poids de cet acte à porter. On peut juste supposer qu’il sera porté avec solitude dans un monde de plus en plus déserté par les valeurs humanistes et religieuses.
On n’est même pas sûr que ce bien-être matériel ainsi (mal ?) acquis pourra sortir un fils du chômage et un petit-fils de la délinquance..
Cette dramatique plongée dans des destins personnels est là moins pour décrire des parcours de vie que pour les inscrire dans la vague de chaos qui submerge le pays de Poutine - déchiré entre une ligne néolibérale dure, cynique, corrompue (ce n’est pas un hasard si le personnage le plus confortablement installé s’appelle Vladimir) et un cercle de glandeurs sans travail et sans argent.
Il n’y a ni pathos ni sécheresse dans « Elena ». Juste une volonté de mise à l’écart de tout artifice pour s’ouvrir non pas à un dépouillement mais à un essentiel propre à toutes les époques.
Comment survivre ? Comment affronter la mort ? Comment faire coexister des couches sociales différentes dans des pays où la notion d’ascenseur social est en panne ?
Sans psychologie inutile, sans compassion réductrice, sans discours explicatif, juste avec une actrice éblouissante et des plans rectilignes adoucis par la musique cyclique de Philip Glass, Zvyaguintsev nous propose un film âpre et humain sur la fragilité des êtres pris dans les rets de relations (affectives et citoyennes) sur lesquelles ils n’ont aucun pouvoir.
Comme semble l’indiquer la présence indifférente de l’arbre sur lequel s’attarde, en début et en fin de film, une caméra patiente.
Intensément attentive. Intensément impuissante à générer le changement.
Jusqu’à fin avril, Cinematek propose une carte blanche des films et réalisateurs qui ont nourri les conceptions temporelles et esthétiques du cinéma de Zvyaguintsev - que de grands talents : Antonioni, Tarkovski, Bergman, Vigo, Malik, Dardenne, Malik, Lynch, Kubrick, Zurlini.
Et Fassbinder. (mca)