A voir en priorité
4étoile(s) 4étoile(s) 4étoile(s) 4étoile(s) 4étoile(s)

DER HAUPTMANN

Robert Schwenkte

Max Hubacher, Milan Peschel, Frederic Lau, Alexander Fehling, Waldemar Kobus

118 min.
21 mars 2018
DER HAUPTMANN

Après un exil d’une quinzaine d’années aux États-Unis où il réalisa entre autres « Red », « Tattoo » et « R.I.P.D », Robert Schwenkte revient sur sa terre natale pour y tourner son deuxième1 film en langue allemande. Avec ce récit puissant et glaçant, filmé en noir et blanc, et inspiré de faits réels, le cinéaste entend s’attaquer à la déconstruction d’un mythe, celui d’une « belle et propre Wehrmacht », qui, contrairement aux horreurs commises par les seuls SS, aurait « respecté les règles de la guerre ». Un mythe national auquel a largement contribué le groupe de réflexion américain RAND Corporation, fondé en 1948 par l’armée de l’air américaine2, et qui a, selon lui, œuvré, pendant des décennies à blanchir et déculpabiliser ceux qui ont pleinement adhéré au National-Socialisme et consciemment œuvré à sa réussite. Un mythe toujours vivant3, estime-t-il, qu’il faut continuer à battre en brèche en ne cessant de s’interroger sur les rouages humains et la mécanique doctrinaire ayant permis l’avènement d’un système aussi criminel que criminogène. « Nous ne devons jamais cesser de nous demander ce qui a permis que de tels systèmes deviennent réalité », assène le cinéaste allemand dans une interview accordée dans le cadre du Festival de Rotterdam où son film y concourait. « C’est pourquoi nous devons continuer à faire ce genre de films, » persiste-t-il.

Preuve s’il en est que « Der Hauptmann » risque bel et bien de susciter la polémique et de créer un malaise chez nos voisins : lorsqu’en 2016, Robert Schwenkte était à la recherche de financement, certains investisseurs ont estimé que le film déshonorait la Wehrmacht... Pas sûr donc que l’enfant du pays soit accueilli comme le fils prodigue.

Si le film s’ancre dans une réalité historique encore jugée aujourd’hui dérangeante outre-Rhin, il réactualise aussi, de manière très frontale, des questions aussi universelles qu’intemporelles quant à la nature humaine, son affolante capacité à commettre le pire et à s’y soumettre aveuglément.

Retour sur les faits : quelques jours avant la fin de la seconde guerre mondiale, la Wehrmacht traque ses soldats déserteurs, les emprisonne dans l’attente de mesures punitives exemplaires pour avoir failli à l’idéal nazi. Parmi eux, un jeune soldat, Willi Herold échappe de justesse à cette chasse à l’homme. Trouvant par hasard un uniforme de capitaine dans une jeep abandonnée sur le bord d’une route de campagne, il l’enfile et, très vite, endosse le pouvoir hiérarchique que lui confère son nouveau rang. Un pouvoir dont il abusera de manière quasi schizophrénique et l’amènera à mener une épopée aussi démente que sanglante. (Certaines scènes frisent le grotesque, et pourtant, elles appartiennent bien à la réalité).

Dès la très longue scène d’ouverture à l’impressionnante photographie4, le ton est donné : le rythme est haletant, à la mesure de la traque qui se déroule sur l’écran ; l’atmosphère est glaciale, et un jeu de plongées et de contre-plongées parfaitement maitrisée symbolise en moins d’une minute l’un des leviers dramatiques essentiels du film (la mutation de la place de dominé à celle de dominant).

Comme évoqué plus haut, sur le plan historique, « Der Hauptmann » ne fait aucune concession à la barbarie de l’idéalisme nazi et à son jusqu’au-boutisme aveugle et aveuglant. Même au bord de la déroute, l’idéal d’ordre, de supériorité et de grandeur incontestée qu’inspire le Führer se doit d’être respecté à la lettre, voire même au-delà, la fin justifiant tous les moyens. Si comme de nombreux artistes allemands, Robert Schwenkte ne se prive guère de dénoncer sans édulcorants et avec un implacable réalisme la dynamique sauvage à laquelle ses concitoyens ont contribué en étant largement conditionnés par une propagande particulièrement efficace (dont il s’efforce d’ailleurs de mettre très intelligemment en exergue les codes), le cinéaste tient aussi et surtout à démontrer, à travers le cas de celui qui fut surnommé « le bourreau d’Emsland », que l’endoctrinement collectif, aussi opérant soit-il, ne peut nullement servir d’alibi à la responsabilité individuelle. Le comportement d’Herold n’est donc, selon lui, pas seulement le fait de la pression exercée par ses pairs ni suscité par la seule pulsion de survie mais repose également sur des motivations personnelles et psychologiques qui ne peuvent en rien dédouaner son comportement.

Si « Der Hauptmann » nous confronte donc avec une cinglante lucidité à la relativité de notre résistance morale face à toute domination (quelle qu’en soit sa forme et quelles que soient les conditions de survie qu’elle implique), faisant ainsi écho à l’expérience menée par Stanley Milgram5 au début des années soixante et à l’essai de Hannah Ardent, « Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal », le cinéaste allemand fait un pas supplémentaire en nous amenant à faire face à la volonté de toute puissance de l’homme et à la responsabilité qui est la sienne en dépit de toutes circonstances atténuantes.

Le jugement de Schwenkte pourrait certes sembler à la fois radical et facile eu égard au recul historique dont nous disposons aujourd’hui pour juger aisément le passé, mais « Der Hauptmann » a en tout cas le mérite de nous rappeler que si chaque être humain naît homme, il ne lui est guère acquis de demeurer humain à tout moment ni d’être capable de protéger sa liberté de conscience à chaque instant. Mais c’est sans doute de cette lutte constante et pacifiante de soi contre soi, qui implique de surmonter en pleine conscience peurs, indifférences et doutes, qu’émerge l’éthique et que jaillissent le courage et la liberté.

Enfin, s’il fallait encore prouver la pertinence des réflexions que suscite ce film en le replaçant dans une perspective actuelle et que d’aucuns estimeront peut-être très prosaïque, remarquons l’onde de choc qu’a récemment provoquée une aide-soignante française en dénonçant la maltraitance dont sont victimes des centaines de personnes âgées résidant en maisons de retraite. Une maltraitance générée par des conditions de travail dénaturant les valeurs mêmes de toute mission d’aide et de soin à la personne. Comment expliquer que le courage de cette jeune femme ait été salué immédiatement partout, et subitement relayé par tous ceux qui, partageant le même cas de conscience depuis des années, souffrent en silence ou ont été réduits au silence ?

Nos démocraties ont-elles vraiment définitivement tourné la page du totalitarisme du siècle dernier ou se sont-elles attelées à en écrire un nouveau chapitre, et ce, avant même la fin de la Seconde Guerre Mondiale ?

Christie Huysmans

1 Robert Schwenkte a réalisé en 2003 la comédie noire « Eierdiebe ».
2 Fondée dans le contexte de la guerre froide, la RAND Corporation cherchait un moyen de s’appuyer sur les officiers allemands afin d’asseoir le pouvoir américain en Europe, et c’est ce qui, contribua, entre autres, à blanchir l’armée allemande de ses crimes. On notera au passage que, dans son film « Fritz Bauer », le réalisateur allemand Lars Kraume souligne également le fait qu’aucun pays ne s’est montré particulièrement prompt à ce que les criminels de guerre allemands soient traduits en justice. « Personne, de Bonn à Washington, ne veut d’un procès Eichmann . », constatera notamment Fritz Bauer.
3 En 1995, le Hamburger Institut für Sozialforschung (HIS) avait mis sur pied une exposition de photographies dénonçant les crimes commis par la Wehrmacht entre 1941 et 1944. Si à ses débuts, l’exposition ne fit que peu de remous, elle suscita par contre une très vive controverse en 1997 à Munich, lorsqu’elle y fit une halte. La polémique s’envenima au point d’être portée au parlement, et en mars 1999, un attentat à l’explosif perpétré à Saarbrücken força même les organisateurs à fermer l’exposition.
4 « Der Hauptmann » a reçu le prix de la meilleure photographie au Festival de San Sebastian.
5 On notera au passage que l’analyse de Milgram relève aussi que la soumission aveugle des individus face à l’autorité ne s’inscrit pas seulement dans un contexte totalitaire mais aussi par le biais d’autorités promues par la voie démocratique. Il cite, entre autres exemples, l’obéissance de la majorité des citoyens américains, qui, par leur passivité et leur silence, ont cautionné l’utilisation du napalm sur des populations civiles dans le cadre de la guerre du Viêt Nam.