Kirsten Dunst, Cailee Spaeny, Wagner Moura, Stephen Henderson
Délaissant la science-fiction, le réalisateur britannique d’Ex Machina et Annihilation et scénariste de 28 Days Later, nous plonge dans un avenir hypothétiquement proche où le pays de l’oncle Tom est en proie à une nouvelle guerre civile d’une rare violence. Les raisons profondes qui ont amené le pays à se déchirer demeureront nébuleuses. Un choix délibéré de la part d’Alex Garland car l’intérêt du film ne se pose pas en termes politiques mais bien dans l’optique de suivre quatre journalistes prêts à tout pour couvrir ce conflit fratricide et rendre compte du chaos ambiant.
Les seuls éléments factuels relatifs aux origines de cette guerre sont présentés de manière pour le moins lacunaire : la Californie et le Texas ont fait sécession ; le président américain (Nick Offerman), qui en est à son troisième mandat, est convaincu de pouvoir ramener l’ordre en lançant l’armée contre les citoyens ayant fait le choix de la sédition et qui se sont regroupés militairement sous la bannière des Forces de l’Ouest. Cela étant dit, certains événements ayant récemment secoué les États-Unis tels que la contestation de Trump quant à la validité des derniers résultats électoraux ou l’assaut du Capitol mené par ses partisans en janvier 2021, ont probablement marqué l’imaginaire de Garland et ne peuvent évidemment qu’affleurer à la mémoire des spectateurs.
Dans une autre perspective, on notera l’ironie implicite du film, qui, prenant le contre-pied de la réalité historique d’une nation viscéralement conquérante qui a conditionné depuis plusieurs décennies son peuple à croire à une menace externe (prétexte idéal cautionnant une économie de guerre dont les profits se récoltent hors de ses frontières), se voit ici mise à feu et à sang par de puissantes et belliqueuses fractions internes. Hypothèse anxiogène farfelue ou vision anticipative pensable ? Relevons que deux films récents et pourtant très différents ont déjà évoqué la possibilité d’un conflit interne aux Etats-Unis : The Social Dilemma, documentaire dont les principaux protagonistes défendent l’idée que l’extrême polarisation induite par les médias sociaux pourrait provoquer une guerre civile, et l’apocalyptique Leave the World Behind dont les héros (Julia Roberts et Ethan Hawke) croyant naïvement à une attaque externe de leur pays déchantent progressivement… Remarquons aussi qu’avant même sa sortie aux États-Unis, le film avait suscité polémiques et divisions par presse interposée eu égard au fait que se profile en novembre prochain une élection présidentielle risquant d’être explosive, et que Civil War a d’ores et déjà pris la tête du box-office américain.
Le moins que l’on puisse dire est que cette mega production américano-britannique de 50 millions de dollars (qui placera probablement le film en lice pour les Oscars) a déployé l’artillerie lourde pour réaliser ce film puisque ça explose, ça flingue, ça mitraille dans tous les sens du début à la fin. La tension dramatique est ainsi maintenue d’une main de maître durant un peu moins de deux heures, exception faite de moments suspendus au cours desquels cette équipe téméraire de journalistes s’offre un bref répit salvateur à l’abri des combats qui font toujours rage au loin ou lorsqu’ils se retrouvent dans des petites villes de province proches d’une sorte de « Twilight Zone » où leurs habitants ont fait le choix apparent « de faire comme si ». Faire comme si la guerre n’existait pas, faire comme si toute cette sauvagerie ne les concernait nullement.
L’action étant filmée au plus près de manière très réaliste et immersive, le point de vue est quasi documentaire même si, bien évidemment, les artifices de cette grosse machinerie cinématographique empêchent de faire totalement illusion ; à tout le moins pour un public européen. C’est ainsi qu’au-delà des impressionnants moyens déployés pour mettre en scène une nation où les repères moraux sont devenus flous, et où s’entretuent des « vrais » Américains et des usurpateurs, Civil War vaut la peine d’être vu, et l’on ne peut, à ce titre, souligner, la pertinence du casting opéré et l’étoffe dont sont tissées les personnages.
Figure emblématique de ce quatuor de journalistes, Kirsen Dunst, qui s’est inspirée de la correspondante de guerre Marie Colvin, protagoniste du documentaire Under the Wire, pour façonner son personnage, incarne avec une remarquable sobriété son rôle de reporter de guerre expérimentée dont l’appareil photo est devenu l’extension de sa main et de ses yeux. Le jeu tout en retenue de l’actrice est d’une redoutable efficacité : crispations d’un visage sans fards, regard perçant et acéré à ce qu’il convient de capter, façon féline de se mouvoir… en disent bien plus longs que de longs discours sur les tourments intérieurs et les souvenirs traumatiques qu’elle préfère taire tant par souci de professionnalisme que par mesure d’intime protection. Car, au fond, à quelle distance émotionnelle et politique se tenir d’un conflit armé ? Jusqu’où peut-on aller dans la prise de risques dès lors qu’en tant que journaliste de guerre, sa mission est d’être « au feu » ? Aussi, on ne s’étonnera pas de la méfiance de cette reporter aguerrie à l’égard de sa jeune comparse, photographe débutante (Cailee Spaeny), qui est encore très loin de comprendre que le métier qu’elle veut embrasser n’a rien d’un jeu d’enfants. Ce duo, qui démarre d’ailleurs comme un duel, fonctionne à merveille grâce à l’intervention de leurs compagnons de route masculins (Wagner Moura et Stephen Henderson), qui, tels des gardes du corps et gardiens de la sagesse, tentent diplomatiquement de construire des ponts entre deux femmes que la différence d’âge oppose diamétralement. Faut-il d’ailleurs voir dans ce combat générationnel où la femme mature et expérimentée tient la dragée haute à une jeunette intrépide, un subtil pied de nez à une industrie hollywoodienne qui a la fâcheuse tendance de placer sur une voie de garage les actrices chevronnées au profit des nouvelles starlettes ? On aimerait y croire, ce qui ne nous empêche pour autant guère de relever l’irréprochable prestation de la jeune Cailee Spaeny, qui, sans nul doute, fera encore parler d’elle.
Enfin, l’on notera que les journalistes qui sont au cœur de l’action, travaillent à l’ancienne, en ce sens que qu’ils s’abstiennent de tout parti pris et s’efforcent de faire preuve d’une désarmante neutralité. Un fait assez rare pour être souligné à une heure où la majorité des médias ne font guère mystère de leur allégeance politique à travers leur ligne éditoriale et dans leur traitement de l’information. C’est là aussi une option délibérément voulue par Alex Garland, qui, de son propre aveu, préfère le spectateur libre de déduire ce que les images lui donnent à voir.
Ni totalement anti-guerre, ni angélique quant à la nature humain et ses capacités infinies à la destruction, Civil War contient-il les germes d’une redoutable prophétie ? À vous d’en pressentir ou d’en observer la potentielle justesse !
Christie Huysmans