Andrii Fedosov, Sarah Moon Howe
En 2011 à Kiev, Sarah Moon Howe (écouter notre interview [1]) présente un film documentaire (« En cas de dépressurisation ») dans lequel elle évoque l’épilepsie de son fils. À l’issue de la projection, un jeune homme vient à sa rencontre. Son nom : Andreii Fedosov. Étant lui-même épileptique, il lui dit combien il a été touché par son documentaire et l’invite à venir enquêter sur le sujet en Ukraine. « Savez-vous qu’en Ukraine, les patients épileptiques sont internés en psychiatrie ? » lui révèle-t-il. Se présentant comme un militant des droits humains, Andreii entend dénoncer les conditions d’internement déplorables dont les patients sont les victimes : absence de soins appropriés, maltraitances psychologiques et physiques, spoliation de leurs biens. Intimement concernée par le propos, fascinée par cet ardent défenseur des droits de l’homme, la cinéaste accepte sa proposition et espère réaliser un grand reportage d’investigation, une plongée dans l’enfer des hôpitaux psychiatriques ukrainiens, avec le fantasme, avoue-t-elle, de pouvoir changer cet état de faits. Au final, les images dénonçant cette triste réalité seront limitées et un homme occupera le devant de la scène : Andreii Fedosov. Entraînée dans un tourbillon quasi romanesque, Sarah Moon Howe le suit jusqu’en France où il demande l’asile politique, et elle l’aide personnellement dans ses démarches d’exilé. Puis brutalement, tout s’arrête : Andreii et Sarah ne sont plus sur la même longueur d’ondes. La documentariste lâche la caméra. Affaire classée ?
Durant trois ans, les rushes de la cinéaste sont laissés au frigo, mais elle apprend par Amnesty International qu’Andreii serait présumé mort. Un décès mystérieux dont beaucoup doutent. Une étrange disparition qui amène la réalisatrice à se demander : Qui était Andreii Fedosov ? L’ai-je mis en danger en voulant le filmer à tout prix ? D’ailleurs, est-il vraiment mort ou a-t-il personnellement orchestré son exil de la vie ? Sarah Moon Howe reprend alors sa caméra et repart sur les traces de ce Fantômas du 21ème siècle. Le documentaire s’engage alors sur une nouvelle trajectoire au cours de laquelle la cinéaste se met elle-même en scène et interroge l’intime relation existentielle qui se noue entre celui qui est filmé et celui qui filme.
Qui était vraiment Andreii Fedosov ? Était-il un manipulateur, un mystificateur, un mythomane qui se sentant pris au piège par ses propres mensonges a préféré tirer sa révérence avec une dramaturgie à la mesure du personnage qu’il s’était créé ? Était-il un activiste qu’il valait mieux faire taire ? Était-il la victime d’un pays homophobe ? Était-il un homme-enfant irrémédiablement blessé, maladivement en quête de reconnaissance ? Avec ou sous empathie, avec ou sans bienveillance, chaque spectateur aura le loisir de trouver ses propres réponses ou interprétations à travers le portrait complexe et contrasté qui se dégage progressivement du documentaire. Cependant, assez paradoxalement, ce qui demeure non élucidé est autant révélateur que ce qui nous est dévoilé, et cela ne tient pas seulement à l’étrange disparition d’Andreii mais peut-être bien plus aux motivations profondes qui ont animé l’homme. Un homme, un être humain qui, comme beaucoup d’entre nous, s’est fabriqué une image de lui-même, a scénarisé et re-scénarisé sa vie et qui, pour se sentir ex-ister (sortir de soi), a tenu à être vu et regardé. Peut-être Andreii a-t-il fait de son existence une fiction mais assez ironiquement, il est parvenu à ce qu’elle soit mise en scène, si ce n’est héroïsée ! Car, comme le souligne Boris Cyrulnik, quelqu’un devient un héros dès lors que l’on parle de lui, dès le moment où sa vie se fait récit.
Dans cette perspective, l’approche inédite qu’adopte Sarah Moon Howe pour un documentaire est particulièrement intéressante car elle met en lumière et rend visible ce qui est habituellement masqué voire volontairement dissimulé : d’une part, le lien dialectique qui se créée entre le sujet (au sens littéral) d’un film et le réalisateur, et d’autre part l’impact de la caméra sur l’évolution humaine et cinématographique de cette relation. S’interrogeant sur sa propre éthique, la cinéaste se demande : En aurais-je fait autant pour Andreii s’il n’y avait pas eu la caméra ? En filigrane, se pose ainsi la question de l’image, de la vérité de son éclairage sur le réel, de sa contribution à transformer une personne en personnage. La caméra du documentariste rend-elle vraiment compte de la réalité brute, la sublime-t-elle, la « déforme »-t-elle, la met-elle en scène, et dans quel but ? Le sujet d’un documentaire ne dévoile-t-il pas aussi celui qui filme ?
Mensonge ou vérité ? Réalité ou fiction ? S’agissant d’Andreii, les lignes restent floues, pourtant force est de constater que Sarah Moon Howe parvient à toucher à une certaine forme de vérité ; une vérité qui nous concerne tous et qui repose sur notre humaine propension à injecter de la projection dans notre quotidienneté, et à devenir, ne serait-ce que très humblement, les héros de notre propre vie.
« Celui qui sait saura qui je suis » est donc autant le portrait d’une fiction qu’un autoportrait documentaire qui, au-delà de la perception que l’on peut avoir de son personnage-clé, brouille et éclaire en simultané notre concept de réalité autant que notre conception du documentaire. À une époque où les journaux télévisés sont de plus en plus fréquemment mis en scène et où les débats de tous ordres (y compris politiques) ressemblent à des shows de divertissement qui cherchent à faire le buzz, celui qui sait… saura peut-être prendre du recul à l’égard de ce qui lui est montré, et comblera probablement par l’imagination ce qui demeure hors champ !
Christie Huysmans
[1] écouter l’interview réalisée par Christie Huysmans