Abbie Cornish, Ben Whishaw, Thomas Sangster, Paul Schneider, Ferry Fox...
Pillow’d upon my fair love’s ripening breast,
To feel for ever its soft fall and swell,
Awake for ever in a sweet unrest,
Still, still to hear her tender-taken breath,
And so live ever—or else swoon to death.
John Keats, Bright Star
On devine d’abord, avant de véritablement voir ; on ressent avant de comprendre. Au sortir d’un flou de lumière quasi aveuglant, des doigts, en très gros plans, s’activent, aiguille à la main, entre fil et tissu, sur un travail de broderie. Bright Star , le dernier film de Jane Campion, s’ouvre ainsi, en dehors du Temps, sur cet insert saisissant, ce flou indéfini qui permet de toucher au plus près – la matière, le fil et l’aiguille qui pique, transperce inlassablement. Selon la réalisatrice et son protagoniste John Keats, « touch has a memory », transformant cet instant inaugural en premier fragment de la mémoire charnelle du film.
Ce n’est pas un hasard si Campion choisit d’ouvrir Bright Star sur son personnage féminin et ce travail de broderie : Fanny Brawne (Abbie Cornish), la jeune fille éprise de mode, n’est pas poète comme son (bientôt) célèbre voisin John Keats (Ben Whishaw), avec qui elle partagera un amour passionné durant les trois dernières années de la vie du jeune homme (1818-1821). Elle est pourtant, elle aussi, créatrice, trouvant dans ses points de couture de ses chapeaux, de ses robes, des coussins qu’elle brode, les articulations d’un discours éminemment personnel et loin d’être frivole, quoi qu’en pense Browne, ami fidèle de Keats. Une fois de plus, Campion semble choisir de nous conter aussi l’autre point de vue, celui d’une femme reléguée dans l’ombre par une Histoire qui a jeté aux oubliettes l’équilibre des genres et le vécu d’un couple. Elle introduit donc les amours du poète au travers du textile et non les mots, évoquant des fantômes féministes encore lointains, de Judy Chicago à Louise Bourgeois.
Si elle nous raconte d’abord l’affrontement badin des deux protagonistes, au travers de leurs arts et leurs discours respectifs, c’est en réalité la recherche d’un accord parfait qui se tisse au fur et à mesure du film, fait de rencontres, de frôlements, de présence et d’absence physiques parfois cruelles. « Poetry is an experience of the senses » - Poésie et sensation, puisque le cinéma de Campion tient sur le fil ténu d’une ligne poétique. Depuis les courts-métrages de ses débuts, en passant par Sweetie, The Piano et jusqu’à In the Cut , se pose la question d’une représentation qui s’écarte subtilement des poncifs d’une narration classique, pour explorer les méandres d’une ‘poétique cinématographique’. Il semblait donc logique que Campion se lance finalement dans une sorte de mise en abyme de la représentation en posant comme personnage central de son dernier film un poète emblématique. Pourtant, si le texte, le mot semble, de loin, l’axe cristallisateur du film (les personnages déclamant très souvent les vers du poète), c’est la sensation qui demeure le principe actif de l’articulation visuelle ; l’équilibre du couple (et du film) se joue ici, entre le célèbre langage des mots et celui, sous-jacent, des sens. Campion retourne à la source même de l’inspiration du discours poétique, nous plongeant dans un univers multiple, fait d’expérimentations sensorielles, des plus agréables et éthérées aux plus concrètes, des odeurs des fleurs à celles de la terre, de la maladie.
Pour exprimer cette complétude des mots, des sens et de la passion, le cinéma de Campion s’ancre dans des réminiscences et des échos. Fanny, qui renonce à toute possibilité de mariage pour se donner corps et âme à un poète désargenté, c’est Ada, la muette volontaire s’exprimant par son piano avec qui elle partage les cheveux plaqués et le visage ovale, mais aussi Isabel Archer et toutes les autres héroïnes, leur sensibilité et leur détermination de simplement être , parfois envers et contre le monde. La réalisatrice renvoie même à sa propre mythologie féminine, en retrouvant Kerry Fox, formidable incarnation de l’écrivaine australienne Janet Frame dans An Angel at my Table , et qui prête ici ses traits à la mère de Fanny, dans un retour cyclique à l’écriture. Mais le monde féminin de Campion n’est rien sans l’équilibre des sexes ; face à cette jeune femme volontaire, un Keats à fleur de peau, déséquilibré par une nouvelle configuration des choses qui le rapproche de Fanny, reine des sens, et l’éloigne de Browne, son frère d’écriture. Une fois encore le travail de Campion avec ses jeunes acteurs, Cornish et Whishaw, pratiquement inconnus, permet aux personnages de s’incarner dans la chair, investissant des figures par des gestes, des expressions, ou simplement le mouvement de leurs corps dans l’espace (Fanny bercé par le vent qui agite le rideau transparent de sa chambre, ou John, la joue posée sur le sein de Fanny). Enfin, le monde n’est rien sans ceux qui le regardent, témoins parfois muets (le frère et la sœur de Fanny, le frère de John), envahissants (Browne ou la mère de Fanny) ou inutiles (le cercle des amis de Keats) qui nourrissent, en arrière-plan, le drame d’une passion qui consume ses sujets.
Il reste, au sortir du film, la magnificience de la mise en scène et de la composition des plans au niveau des couleurs et des formes, véritable picturalité en mouvement, (Fanny, penchée sur une lettre de Keats, noyé dans un champ violet ; la chambre remplie de papillons éphémères, Keats couché sur un arbre en fleur), ainsi que toute l’intelligence d’un regard pointu sur les émotions exacerbées et les êtres qui les vivent. Passée à une forme de maturation esthétique, Campion s’éloigne de la fantaisie, de trop d’éclats poétiques ou d’écarts visuels pour se concentrer sur l’essence de son propos. Si le texte déclamé, travaillé, qui envahit l’espace filmique s’impose jusqu’au dernier plan et par-delà même le générique, l’image et les sensations sont l’articulation, la source du discours poétique dans toute sa complexité, mais aussi sa discrétion. Au contraire de la splendeur éclatante des vers de Keats. A l’instar du délicat travail de broderie de Fanny dont l’Histoire cinématographique se souviendra sans aucun doute.
Muriel Andrin
Université Libre de Bruxelles
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