Docu-fiction
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LE CHALLAT DE TUNIS

Kaouther Ben Hania

Jallel Dridi Moufida Dridi Narimène Saidane Kaouther Ben Hania Mohamed Slim Bouchiha

90 min.
23 septembre 2015
LE CHALLAT DE TUNIS

À Tunis, avant la révolution, une rumeur court selon laquelle un homme à moto, armé d’une lame de rasoir, balafrerait les fesses des femmes qui auraient le malheur de se trouver sur son chemin. Cet homme, on le surnomme le Challat, « le balafreur ». Tout le monde en parle mais personne ne sait à quoi il ressemble exactement. Des victimes ont pourtant été entendues par la police et un homme a même été incarcéré. Dix ans plus tard, après la révolution tunisienne, une réalisatrice mène l’enquête afin d’élucider le mystère. Accompagnée de son chef opérateur, elle va à la rencontre des victimes, interroge les habitants des différents quartiers de Tunis et tente de retrouver le Challat.

Kaouther Ben Hania, qui a étudié le cinéma en Tunisie (EDAC), puis en France (La Fémis, Paris III), avait envie de réaliser un film sur le Challat lorsqu’elle a entendu les rumeurs à son sujet en 2003. Dans un premier temps, elle souhaite aborder ce fait divers sous la forme d’un documentaire, mais lorsqu’elle se tourne vers la police et la justice pour obtenir des renseignements, elle ne reçoit aucune réponse à ses questions. À l’époque, nous sommes toujours sous le régime de Ben Ali et il est difficile d’enquêter sur la réalité des évènements. Ne pouvant pas mener ses recherches correctement, elle opte alors pour la fiction. Entre-temps, elle réalise des courts-métrages ainsi qu’un documentaire de 75 minutes, « Les imams vont à l’école » et, durant son master 2 à Paris III, elle rédige un mémoire intitulé « Le documenteur : la fiction contre ou avec le documentaire ». En 2009, elle réécrit « le Challat de Tunis » dans une version plus proche de la fiction que du documentaire.

Puis, il y a eu la révolution tunisienne de 2010-2011 dont l’un des acquis a été la liberté d’expression. Kaouther Ben Hania va enfin pouvoir se procurer le dossier de justice sur l’affaire du Challat. Elle s’aperçoit en vérité que celui-ci n’a jamais été arrêté. À la place, ils ont enfermé un repris de justice, Jallel Dridi, qui a servi de bouc émissaire afin de calmer les esprits. La propagande officielle a ainsi utilisé ce fait divers pour présenter le régime de Ben Ali comme le sauveur et le garant de la sécurité des femmes tunisiennes face à cet homme dangereux. Suite à la découverte de cette supercherie, la jeune femme décide de faire de son film un documenteur. Ce genre, qui se définit par une forme documentaire et un contenu fictionnel, permet de pousser le spectateur à s’interroger, à douter de ses propres croyances face aux images filmiques qu’ils considèrent comme étant des preuves de la réalité.

Véritable satire sociale, « Le Challat de Tunis » nous plonge dans un univers machiste et misogyne où la femme n’a qu’à bien se vêtir si elle ne veut pas devenir la prochaine victime du balafreur. Ce discours qui émane d’une société conservatrice, dégrade le corps féminin et le place sous le pouvoir des hommes. Et si au début du film, la réalisatrice cherche à tout prix à rencontrer le vrai Challat, elle le trouve à travers les différents témoignages, d’une part dans les discours des femmes qui finissent par ressentir de la honte vis-à-vis de leur corps, et d’autre part, à travers les propos et les comportements sexistes des hommes qu’elle interroge. Le Challat plane au-dessus de la société telle une ombre qui menace la liberté des femmes et pousse certains hommes à agir de façon extrême. Petit à petit le film va dévoiler sa part de documenteur en parodiant certains aspects. Citons par exemple le virginomètre, appareil permettant à un homme de savoir si sa future femme est toujours vierge, ou encore le jeu vidéo dans lequel le personnage a pour objectif de balafrer les femmes qui ne sont pas couvertes car s’il s’attaque à une femme voilée, il perd des points.

Certains pourront sans doute reprocher à la réalisatrice de donner une mauvaise image de la Tunisie. C’est en effet un risque que Kaouther Ben Hania prend en ne nuançant pas son propos. À nous spectateur de faire preuve de suffisamment d’intelligence pour être capable de faire la part des choses. Car si le film se déroule en Tunisie, un des pays du monde arabe le plus avancé en matière de droits des femmes, il aurait très bien pu être tourné en Europe occidentale. Soulignons par ailleurs que le film a remporté de nombreux prix dont le Bayard d’Or de la première œuvre lors du Festival international du Film Francophone à Namur en 2014.

( Nathalie De Man )

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