Venu présenter en avant-première La Loi du Marché dans le cadre du Brussels Film Festival 2015 en compagnie de Vincent Lindon (Lauréat du prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes), le réalisateur Stéphane Brizé nous a fait l’honneur de nous accorder un entretien. C’est avec une très grande spontanéité et un franc-parler souvent imagé que le sympathique cinéaste français a répondu à nos questions.
Qu’est-ce qui vous a motivé à réaliser La Loi du Marché ? Y a-t-il eu un élément déclencheur ?
Ce film est parti d’un sentiment d’écœurement et de la sensation de vivre dans un monde métastasé. Si le monde était une personne, il serait en phase terminale d’un cancer généralisé et il serait placé en soins palliatifs. Je pars toujours d’une émotion, et ensuite j’essaie d’y mettre de la pensée, de la psychologie et de la dramaturgie. Dans le cas présent, je me suis posé la question de savoir comment un individu serait susceptible de réagir en cas de crise et en cas de conflit éthique. Il y avait l’idée de transformer un chiffre (les pourcentages du chômage) en l’incarnant dans une vie et de replacer un homme, un drame humain, au cœur d’une problématique très actuelle. Régulièrement, on entend que le chômage a augmenté de 0,5%, mais derrière ce chiffre, on oublie qu’on parle de 12.000 hommes. Et ce qui me fascine quand je constate le succès du film en France et la manière dont on en saisit pour débattre du sujet qu’il aborde, c’est qu’il faille passer par la fiction pour éclairer le réel. Mon film interpelle alors que tout ce que j’y évoque est largement connu de tous : des mecs au chômage, il y en a des wagons ; l’actualité fait régulièrement état de la perversité de certains systèmes de management… Toutes ces informations, nous les connaissons tous parfaitement ; elles nous parviennent même en flux tendu mais ce petit poison qui nous est inoculé tous les jours fait tellement partie de notre quotidien qu’il nous anesthésie complétement.
Certains acteurs économiques vous ont reproché d’avoir présenté la réalité avec une trop grande dichotomie. L’ex-patronne du Medef, Laurence Parisot, a notamment tenu des propos d’une extrême virulence à l’égard de votre film. Dans sa chronique hebdomadaire sur Europe 1, elle qualifiait notamment La Loi du Marché de film d’horreur. « Sa description du monde de l’entreprise est l’équivalent de ce que l’on pourrait dire du film de Rosemary’s Baby de Roman Polanski si on avait dit qu’il traitait de la maternité. », a-t-elle dit. Qu’avez-vous envie de répondre à vos détracteurs ?
Comme Vincent et moi-même n’avons pas encore eu l’occasion de répondre à Laurence Parisot à Paris, je ne peux pas me permettre de vous répondre ici. Tout ce que je peux malheureusement constater c’est qu’encore la semaine dernière, un employé d’un hypermarché s’est suicidé à cause de ses conditions de travail ! Et c’est là une terrible tragédie qui fait bel et bien partie de la réalité !
Dans votre film, vous donnez parfois l’impression que tous les acteurs économiques, quels qu’ils soient (la banquière, le directeur du supermarché, les agents de sécurité…), sont pris dans une sorte d’engrenage et qu’en conséquence, ils ne peuvent faire autrement que de jouer le jeu.
Il est vrai que le film s’attache à montrer qu’il n’y a pas de gentils et qu’il n’y a pas de méchants. À un moment donné ou à un autre, chacun peut devenir le bourreau ou la victime de l’autre. Chacun est toujours susceptible de passer de la position du faible à celle du fort. Après, il ne s’agit pas de rester victime ou bourreau ou de trouver sa place entre l’un ou l’autre camp car il y a une question éthique qui se pose. Vous citez l’exemple de la banquière ; je suis certaine que dans la vraie vie, j’adorerais dîner et discuter avec elle. Elle joue son rôle de banquière de la même manière que le Pape ne peut se permettre de prôner l’avortement. À titre d’exemple, je vais vous raconter une anecdote personnelle assez révélatrice : mon banquier m’appelle parce qu’il souhaite discuter avec moi. Lors de notre entrevue, il me dit : « Je vois que vous avez un petit peu d’argent sur votre compte, je vous propose d’investir ça dans un plan en actions ». Je lui réponds : « Je vous arrête tout de suite ; je suis contre ça. Je suis contre le fait que, pour que je gagne un peu plus d’argent, il va falloir que des mecs fassent des clicks à un endroit et qu’à cause de ça, des gens se retrouvent sur la paille. Je suis contre ça ; donc, pour vos actions, c’est non ! » Mais, profitant de l’occasion de cette rencontre, je lui parle du synopsis de La Loi du Marché et je lui demande ce qu’il proposerait à Thierry compte tenu du fait qu’il n’a pas pris d’assurance perte d’emploi. Sa réponse fuse immédiatement : « Je lui propose d’emblée une assurance obsèques pour ne pas ajouter de la précarité à la difficulté présente ». Le banquier a tout simplement fait son métier. De la même manière, lorsque je lui ai opposé un refus pour sa proposition d’investissement en actions, il m’a souri comme si j’étais une pauvre âme égarée ! Et il a ajouté : « Je vous comprends et je respecte votre manière de penser mais là je vous parle de votre argent. » Ce qu’il y a de frappant là-dedans, c’est qu’il ne faisait pas le lien éthique entre ma manière de penser la vie et mon argent.
Vincent Lindon est le seul acteur professionnel du film et il est entouré d’une constellation de comédiens qui, pour la plupart, jouaient pour la première fois, et dont la majorité incarne sa propre fonction dans la vie. Comment avez-vous trouvé tous ces acteurs ?
On est allé chercher spontanément des gens un peu à droite à gauche. Le responsable de Pôle Emploi est un des gars que j’ai rencontré en préparant le film et à qui j’ai proposé de passer le casting. La banquière, par exemple, est la banquière de la directrice de casting (j’avais demandé à mon banquier de passer le casting mais il a décliné la proposition), le directeur des ressources humaines est un des collègues de la banquière, le directeur de l’hypermarché est un chef d’entreprise que je connaissais. Par contre, l’acheteur de la caravane est, dans la vie, le vrai patron de l’hypermarché dans lequel nous avons tourné le film. Au départ, je l’avais d’ailleurs auditionné pour le rôle du directeur de la grande surface mais après coup, je ne voulais pas qu’il occupe une place qui aurait pu être mal interprétée à son égard, et ce d’autant plus, qu’il s’agit d’un mec bien qui gère son entreprise vraiment humainement. Pour les agents de sécurité, j’ai passé pas mal de temps avec eux dans l’hypermarché et ensuite, j’ai placé une annonce dans la salle de repos et les gens sont venus pour passer le casting. La caissière dont on fête le départ à la retraite dans le film, partait vraiment à la retraite. Elle a donc pris son pot de départ à la retraite avec Vincent Lindon.
Avez-vous le sentiment que le fait d’avoir fait jouer Vincent Lindon avec ces acteurs lui a permis d’encore acquérir une plus grande vérité ?
Indéniablement. Vincent s’est en effet retrouvé dans une situation qui était très déstabilisante car le dispositif mis en place cassait ses habitudes. Vincent est pourtant quelqu’un qui questionne constamment l’instant, mais là, il s’est retrouvé face à des gens qui non seulement avaient zéro habitude mais qui, en plus, endossaient leur propre fonction et disposaient dès lors des réflexes spécifiques à leur rôle. Tous les acteurs disposaient d’éléments très précis sur la dramaturgie mais ils avaient la liberté de la nourrir de leur propre langage, ce qui donne inévitablement un accent de vérité au film. Cela dit, un équilibre s’est créé car si les personnes qui entouraient Vincent avaient l’avantage d’incarner leur propre fonction (sauf évidemment l’épouse qui a été d’ailleurs plus difficile à trouver), ils en étaient à leur premier passage devant la caméra. Chacun disposait donc d’un acquis à son avantage : Vincent est habitué à la caméra ; les autres connaissent très bien dans la vie les situations auxquelles la fiction les confrontait.
Ce dispositif offre aussi une certaine marge de liberté aux acteurs.
Exactement. Parlant de liberté, je me suis d’ailleurs aussi offert la liberté d’arracher la caméra du sol, ce qui constitue pour moi, une forme de dépucelage ! Dans mes autres films, ma caméra était beaucoup plus statique mais à l’avenir, je compte à coup sûr réitérer l’expérience. C’est d’ailleurs déjà prévu comme ça pour mon prochain film, qui est l’adaptation d’une œuvre de Maupassant. Je ne sais pas ce que cela représente exactement psychologiquement pour moi mais… Je suis quelqu’un qui parle très vite, trop vite, et il peut arriver qu’on ne comprenne qu’un mot sur deux compte tenu de la rapidité de mon débit. Et dans cette idée, j’ai l’impression que la fébrilité constante de la caméra exprime une part intime de moi-même.
Compte tenu de la proximité de votre film avec le réel, n’avez-vous pas été tenté de faire un documentaire de votre sujet ?
Ce qui m’intéresse et ce qui me fascine, c’est l’interaction entre la fiction et le réel. J’ai déjà fait un documentaire par le passé ; un documentaire que très peu de gens ont vu d’ailleurs. Mais ce n’est pas ce genre d’objet que j’ai envie de fabriquer. Ce qui me passionne réellement c’est de diriger une fiction et d’y injecter du réel. Et j’ai aussi la conviction que pour accéder à l’intime d’une réalité, il faut passer par la fiction. Certes, les frontières sont floues car j’ai emprunté des codes du documentaire dans ma mise en scène. Cependant, je ne voulais pas mentir quant au dispositif mis en place : la présence de Vincent Lindon et le cinémascope permettent au spectateur de ne jamais perdre de vue qu’il s’agit d’une fiction. À titre de comparaison, Taxi Téhéran de Jafar Panahi (qui au demeurant est un cinéaste très respectable) est un film qui m’a mis vachement en colère parce qu’il ment sur son dispositif dès la première image : le réalisateur nous indique que sa petite caméra est sur le tableau de bord, puis on se rend immédiatement compte qu’en réalité, il y a plusieurs caméras dans le véhicule. Et j’ai ressenti ça comme une arnaque et j’avais juste envie de mettre la tête de Panahi dans le carreau de sa bagnole ! Pour moi, c’est une question d’éthique ! Je n’ai évidemment rien contre le fond des thématiques qu’il aborde mais c’est sa manière de l’amener qui me fâche !
La dramaturgie de La Loi du Marché est aussi très particulière : le drame est posé d’entrée de jeu, la tension dramatique est constante, mais à une exception près, il n’y a pas de réelle explosion tragique. N’avez-vous pas été tenté, en cours d’écriture, d’injecter un détonateur plus fort et de le faire intervenir plus tôt dans la chronologie des événements ?
Si, nous nous sommes posé la question en explorant plusieurs pistes. Mais à chaque fois, nous avions le sentiment que nous nous engagerions dans des clichés. C’est pourquoi, nous nous sommes dit que s’il devait y avoir une révolution, celle-ci devrait être silencieuse. À cet égard, je vais vous raconter une anecdote assez symptomatique : il y a quelques jours, nous présentions le film en avant-première à Montreuil, et une dame vient me voir à la fin du film et me dit s’étonner que le personnage de Thierry ne se mette pas en colère… et elle ajoute, avant que je n’aie le temps de répondre à sa question, « Je vous dis ça car il y a quelque temps, une employé de mon entreprise s’est suicidée sur son lieu de travail. » Sur ce, je lui demande si les employés avaient réagi d’une manière ou d’une autre ou si elle avait réagi violemment (par exemple en quittant son travail), et elle me répond par la négative. Je ne juge évidemment pas la manière dont les gens réagissent face à de telles situations ; chacun réagit comme il le peut, en fonction de ses moyens, en fonction de son éthique. Mais il est frappant de constater que le spectateur s’indigne face à une fiction alors que confronté à la même situation dans la vraie vie, il ne réagit pas. Peu de gens me parlent de ma dramaturgie ; or, vous avez raison, La Loi du Marché a en effet une dramaturgie très particulière, qui s’apparente plus à celle du documentaire que celle de la fiction classique. Dans mon film, mon personnage est au chômage durant quarante minutes ! Dans une fiction classique, après 15 minutes, il serait passé à autre chose. Pour aboutir à ce résultat, je rentre dans les situations après qu’elles ont commencé (la scène avec les syndicalistes par exemple) et j’en sors avant qu’elles ne se terminent. J’étire les séquences au maximum pour tirer du réel, puis je passe très très vite d’une séquence à l’autre, et ce, sans transition. L’absence de transition, cumulée au fait qu’aucune séquence n’annonce ce qu’il va se passer dans la suivante, crée une tension constante qui place continuellement le spectateur en état d’alerte.
La fin de votre film se clôt sur une lueur d’espoir. Mais après ? S’il y avait une suite à donner à La Loi du Marché, quelle serait-elle ?
Je n’ai pas forcément à imaginer une suite. Mais je pense fondamentalement et philosophiquement (et là je me rapproche des frères Dardenne) que l’humanité est supérieure aux systèmes de répression, et l’Histoire nous l’a fréquemment démontrée. Je pense à des figures comme Gandhi ou Rosa Parks. Personnellement, je n’aime pas les fins fermées, et j’aime donner au spectateur l’occasion de se raconter sa propre histoire. Pour certaines personnes, cette fin est extraordinaire alors que pour d’autres, c’est une tragédie. Mais, selon moi, la plus grande des tragédies, c’est de ne pas pouvoir se regarder dans le miroir le matin. Après, il est sûr que ses problèmes ne vont pas s’arrêter pour autant. Et c’est d’autant plus tragique et héroïque que pendant 40 minutes, nous avons vu ce qu’était la réalité d’un mec qui n’avait pas de job ! Après, il est possible qu’il parte avec sa famille dans un autre endroit ou qu’il reste au même endroit, mais la vie sera probablement différente, peut-être mieux, car justement, il a fait ce geste !
(Propos recueillis par Christie Huysmans)