Du 19 au 23 novembre, Bozar donne la parole aux femmes cinéastes dans le cadre de la première partie des Halaqat Film Days. Past and Present of Arab Societies through Women’s Lenses. Pour parler de la place des femmes dans les cinémas arabes, nous avons interviewé Karima Saïdi, réalisatrice et monteuse belge d’origine marocaine multiprimée enseignant à l’INSAS (Bruxelles), à l’Université de Liège et à l’ESAV (Marrakech), qui interviendra durant le festival.
Quels sont les thèmes abordés par les trois films que vous encadrerez durant le festival ?
El Batalett de Dalila Ennadre suit un groupe de femmes qui habitent dans un même quartier et qui incarnent la société marocaine populaire. Chaque personnage représente une manière d’être au monde, avec les difficultés qui accompagnent sa condition. Par exemple, une femme raconte qu’elle s’est prostituée pour subvenir à ses besoins. Pour moi, cela a été un choc parce que l’on n’avait jamais montré à l’écran ce type de témoignage. Dalila montre ainsi des femmes qui parlent librement, qui aspirent à un autre avenir. Mais comment faire pour changer sa condition lorsque l’on vient d’un milieu populaire ? Quels leviers peut-on actionner ? C’est cela que questionne le film. Leur Algérie de Lina Soualem s’intéresse aussi aux petites gens mais cela concerne la fin d’une génération. La réalisatrice filme ses grands-parents qui se séparent. Le propos interroge surtout la possibilité de mettre des mots sur le passé, sur leur Algérie, ce pays qu’ils ont quitté, et explore celui-ci à travers leur mémoire. Cette difficulté à dire les choses se traduit d’ailleurs souvent par le silence ou les larmes. Happily Ever After de Nada Riyadh et Ayman El Amir filme quant à lui la révolution qui enflamme l’Égypte et qui a une incidence sur leur propre histoire d’amour. Lui veut partir et elle est face à son questionnement : rester ou le suivre. La réalisatrice filme ses discussions avec son compagnon, mais aussi ce qui se passe dans son pays à ce moment-là. C’est fascinant de voir des réalisatrices qui se mettent en danger : dire « je », c’est une prise de risque majeure mais c’est aussi la posture la plus légitime car le questionnement de la société s’inscrit dans une histoire personnelle qu’elle influence.
Comment caractériseriez-vous cette nouvelle génération de réalisatrices ?
Durant la seconde moitié du XXe siècle, les cinémas arabes ne comptaient qu’un nombre très limité de réalisatrices alors que l’émergence de cette jeune génération coïncide avec une nouvelle liberté dans la prise de parole. Les générations précédentes comme Dalila Ennadre ont préparé le terrain mais l’explosion des réseaux sociaux a eu une influence considérable : n’importe qui prend son téléphone et filme. Avec le printemps arabe, chacune a commencé à documenter ce qu’elle était en train de vivre dans son pays. D’autre part, le « je », c’est-à-dire l’affirmation d’une prise de parole individuelle assumée sur sa propre histoire, va prendre une place considérable. Cette nouvelle parole individuelle, qui a bien sûr aussi valeur de témoignage représentatif d’une réalité collectivement vécue et donc d’un « nous », va s’affranchir des académismes. Elles osent aller plus loin et raconter autrement. C’est particulièrement frappant pour des cinéastes comme Leïla Kilani. Au Maroc, c’est la réalisatrice qui a fait entrer le cinéma dans une nouvelle ère, en particulier avec son documentaire Nos lieux interdits. Le Maroc avait traversé une période dite des « années de plomb », marquée par l’emprisonnement de nombreux opposants politiques. Suite au décès du roi Hassan II en 1999, son fils, l’actuel roi Mohammed VI, a créé en 2004 l’Instance équité et réconciliation, pour réconcilier le peuple marocain avec son passé en permettant aux victimes de la répression et à leurs familles de questionner cette époque et de mettre des mots sur ce qui s’est passé. Leïla Kilani a suivi ces familles. Le film est très impressionnant car elle parvient à faire ressentir cette libération de la parole privée dans l’espace public à travers les témoignages et les interactions qu’elle a filmés. Elle nous dit dans quel monde marocain nous allons entrer : elle montre à partir d’où il est possible de reprendre la parole en la liant à ce passé pour entrer dans une société marocaine moderne. Elle se démarque encore plus avec son film de fiction multiprimé Sur la planche, sorti en 2011. Elle y suit deux filles qui travaillent dans une usine de décorticage de crevettes à Tanger. Celles-ci vont s’autoriser à faire des choses que l’on n’avait jamais vues dans le cinéma marocain : elles sortent en boite, elles rejettent les avances des hommes, elles prennent des risques en quittant Casablanca pour aller travailler à Tanger… Ces portraits de femmes libres, qui se donnent les moyens de leur liberté en dépit d’une société oppressante, sont réellement novateurs.
Le courage de ces réalisatrices permet donc de faire avancer globalement la représentation des femmes dans le cinéma ?
Tout à fait. Le cinéma tunisien par exemple interroge particulièrement les assignations des rôles réservés aux femmes pour briser les représentations conventionnelles : une femme peut-elle être une intellectuelle ? être en révolte contre la société ? remettre en cause les codes et s’en affranchir ? Au fond, c’est peut-être là le trait caractéristique majeur des réalisatrices arabes : elles déconstruisent les stéréotypes et s’emploient à bouleverser les regards que les sociétés traditionnelles arabes, mais aussi européennes, portent sur la femme dans le cinéma. Elles sont donc confrontées à un double combat : à l’intérieur de leur pays, pour repousser les limites de la censure et de l’auto-censure, et en Occident, pour modifier la vision victimaire et fantasmée de la femme dans le monde arabe que les Européens continuent de cultiver. L’utilisation du « je » par les réalisatrices arabes est très puissant. Les nouvelles générations d’intellectuelles qui étudient l’histoire des cinémas arabes viennent aussi bousculer les réalisatrices en leur disant : « Attention, là vous êtes en train de créer des films qui valident les assignations que les hommes et les sociétés traditionnelles vous ont réservées ». Elles critiquent les films de réalisatrices des générations passées qui ont conforté l’objectualisation de la femme. On peut dire aussi que la différence de générations se situe là, dans le regard critique sur ces premières réalisatrices qui tout en cherchant à exister ont malgré elles reproduit dans leur film la représentation d’un système qui les domine. Il ne faut cependant pas oublier que la nouvelle génération de réalisatrices peut se permettre cette critique précisément grâce aux efforts de leurs aînées qui avaient déjà commencé à faire bouger les choses.