Nicolas Philibert ressemble à l’image qu’en dessinent ses films. Il vous accorde une précieuse attention. Ses réponses sont réfléchies, précises et courtoises. La richesse de ses réalisations, déclinée sur les rapports entre le "Je et les autres" (*) n’est pas une pose de cinéaste. Mais une façon d’être au monde, d’étre dans le dialogue qui conforte dans l’idée que la notion de "l’honnête homme" n’est pas à remiser au grenier de la mémoire historique. Il n’est pas qu’un cinéaste intègre, il est un homme sincère qui sait donner au mot "gratitude", celle qu’il a pour René Allio, un poids de tendresse pudique qu’on a envie de lui rendre en lui disant "Merci Monsieur Philibert, vous nous aidez à ouvrir les yeux sur le monde et ceux qui l’habitent parce que vous avez inclus à la rigueur du documentaire la chaleur du regard". (m.c.a)
CF (CinéFemme) : Votre film est passionnant. Il ouvre tellement de perspectives que je crains ne pas avoir le temps, en une demi heure, de toutes les aborder. Je vous propose donc de laisser à votre choix les topiques de la conversation parmi les thèmes suivants :
*les rapports temps/espace dans le cinéma
*la filiation la mémoire,
*la trace individuelle et cinématographique
*l’engagement
*le rapport à l’autre
*le suspense
*la justice et la maladie mentale
NP (Nicolas Philibert) : Je suis heureux que vous ayez perçu autant de dimensions dans « Retour…. ». On pourrait commencer par la filiation. La dette, celle que j’ai envers René Allio parce que c’est grâce à lui que je suis devenu cinéaste.
CF : Avant votre rencontre avec Allio, aviez-vous déjà un parcours dans le monde du cinéma ?
NP : Non. J’ai grandi à Grenoble. Je rêvais de faire du cinéma mais je ne savais pas très bien comment m’y prendre. N’étant pas bon dans les matières scientifiques, je ne pouvais pas postuler pour les écoles de cinéma…
CF : Ah bon et pourquoi ?
NP : Parce qu’à l’époque que ce soit à l’Idec ou l’Ecole Louis Lumière, les deux grands lieux d’apprentissage, il y avait un concours d’entrée que je savais ne pas pouvoir réussir puisque j’étais nul en math, physique, chimie. Ma seule chance de commencer dans la carrière étant de faire des stages.
CF : D’opter pour une voie plus opérative, une voie de compagnonnage ?
NP : En quelque sorte. J’apprends à la fin de mes études secondaires que René Allio allait commencer un tournage dans les Cévennes.
CF : « Les Camisards » ?
NP : Oui, nous sommes en 1970, en été et avec un ami nous décidons de partir dans l’espoir de nous faire embaucher. Au bureau de production on nous a dit que l’on n’engageait que des gens du coin. Qu’à cela ne tienne nous avons dit que nous étions du coin.
CF : Et en réalité…
NP : ...Nous étions arrivés la veille au soir au camping…. L’audace ayant payé, nous voilà donc stagiaires. René Allio a remarqué mon implication durant le tournage et deux après il m’a demandé d’intégrer l’équipe de « Pierre Rivière… ».
CF : D’où vous venait cet amour du cinéma ?
NP : Mon père était enseignant, professeur de philo à l’université. Il était très cinéphile (comme ma mère d’ailleurs) et il a créé et animé pendant des années un cineclub dans une ville qui était, dans les années 1950, un désert culturel. Il a aussi créé un « cours public d’art cinématographique ». C’est grâce à lui que j’ai découvert Bergman, Antonioni… et que j’ai appris à aimer et respecter le cinéma en tant que mode d’expression.
CF : Les années cinquante étaient une période faste, juste à l’articulation d’un certain cinéma français qui allait être malmené par « La nouvelle vague ».
NP : Effectivement, et ça a été pour moi l’occasion de comprendre que le cinéma ce n’est pas juste du divertissement. C’est un moyen de réflexion, d’ouverture sur le monde. C’est aussi un moyen extraordinaire de voyager, de voir des gens différentes, d’entendre des langues inconnues, d’apprendre à penser.
CF : C’est aussi - et ceci va me permettre de faire la liaison avec « Retour… » - une façon de garder une trace, une empreinte de quelque chose.
NP : Effectivement mais ce n’est pas que cela. Dans « Retour .. », la mémoire est au cœur de mon film mais c’est aussi un prétexte à parler de ce que représente le cinéma à mes yeux.
Le cinéma est constitué de mémoire mais il est aussi un mode d’approche du présent. Ce n’est pas un réservoir inerte de souvenirs…
CF : C’est une matière vivante ?
NP : Bien sûr, la mémoire est active et sert à nous constituer dans le présent.
CF : Est-ce pour cela que vous avez tenu à rendre hommage à l’IMEC (Institut pour la Mémoire des Editions Contemporaines) qui se trouve à Caen, pas très loin de la prison où a été incarcéré Pierre Rivière ?
NP : Oui parce que je me rends compte que des cinéastes, et je pense à Allio, sont en train de sombrer dans l’oubli et que j’ai envie de réparer cette injustice.
CF : En quoi l’œuvre d’Allio vous paraît-elle justifier l’envie de la revivifier ?
NP : Parce qu’elle est singulière et passionnante. C’est une œuvre qui parle du cinéma comme étant une expérience collective. Un exemple rare de mixité. « Moi Pierre Rivière… », est un film qui rassemble des techniciens urbains, des paysans, des acteurs professionnels, sur une idée qui a intéressé un des philosophes les plus emblématiques de l’époque, Michel Foucault. Tous ces gens venant d’horizons différents vont travailler ensemble et partager quelque chose.
CF : J’ai souvent l’impression en regardant des Allio, et pas seulement « Moi Pierre Rivière… » qu’il était un « embrasseur d’humains », c’est-à-dire quelqu’un qui sait à la fois avoir un point de vue social et politique sur les choses et poser sur l’homme un regard de contiguïté fait de respect et de confiance. Il a dans votre cinéma ce double alliage. Pourrait-on parler de transmission ?
NP : Pas de façon explicite, mais il est certain que la fréquentation d’Allio m’a travaillé de façon diffuse, souterraine.
CF : A la façon d’un rhizome ?
NP : Plutôt d’une rivière.
CF : Ah, toujours ce retour à l’importance du signifiant.
NP : (rires)
CF : Le cinéma d’Allio est un cinéma engagé ?
NP : Oui c’est même un cinéma politique parce qu’il donne à penser. Allio a toujours porté attention à ceux qui ne laissent pas de trace dans l’histoire et qui pourtant sont partie prenante de cette histoire qu’ils contribuent à façonner mais modestement, à leur échelle.
CF : Un peu comme si l’important n’était pas de rendre hommage à de grands hommes mais à des hommes, qui dans le quotidien, savent faire preuve de courage.
NP : C’est un peu le thème de « Rude journée pour la reine », film dans lequel Simone Signoret n’a rien d’une reine. Elle est juste une femme de ménage qui doit faire preuve de bravoure en défiant son entourage pour accomplir une simple mission : porter une lettre.
CF : C’est aussi le cas de "La vieille dame indigne".
NP : Effectivement cette dame qui, une fois veuve, et par de petites prises de positions va conquérir une émancipation atypique pour son milieu social et sa situation familiale, est un exemple de ce que Allio entendait par avoir « un engagement politique ». Ca n’avait rien à voir avec le fait d’affirmer une couleur politique (être marxiste ou communiste).
CF : Il y a dans vos films ce même soutènement politique qui confronte les gens à la nécessité d’être présents à ce qu’ils font ?
NP : Je ne fais pas de film militant mais j’essaie d’accompagner mes personnages dans ce qui est pour moi l’engagement politique : développer une pensée.
CF : Il n’y a pas que vos personnages que vous accompagnez, mais aussi les spectateurs auxquels vous proposez, dans vos films, des rencontres. Des rencontres avec d’autres humains.
NP : C’est ce que j’ai voulu dans « Retour… ». Faire en sorte que, même si vous n’avez pas vu « Moi Pierre Rivière… » ou que vous ne connaissez pas René Allio, vous soyez touchés par la parole de paysans qui, trente ans après avoir participé à une expérience unique, partagent avec vous ce qu’ils ont gardé en eux de cette aventure.
CF : Une forme de générosité ?
NP : Surtout d’émotion et de gratitude exprimées dans chacun des témoignages d’avoir été un élément, aussi modeste soit-il, dans la mise en place d’un film.
CF : Mise en place souvent financièrement laborieuse ?
NP : J’ai toujours connu Allio dans des difficultés économiques et pourtant jamais il n’était dans la plainte à ce sujet.
CF : Est-ce là la raison pour laquelle vous soulignez, à travers une visite aux Laboratoires Eclair, la dureté d’un envers de décor (horaires astreignants, concurrence ultra libérale…) à laquelle le spectateur pense peu ?
NP : Oui, parce ce que faire un film et le monter confrontent à des difficultés d’autant plus féroces que le film sort des sentiers battus. Pour mener à bien un projet, il faut beaucoup d’obstination et de désir.
CF : Ce qu’il y de surprenant dans le cinéma, c’est à quel point un désir, un désir personnel, peut déboucher sur un constat à la fois universel et intemporel. Dans « Retour… » vous partez d’un point précis de la planisphère : la Normandie et d’une ligne du temps éclatée en deux dates précises : 1835, l’affaire « Pierre Rivière » et 1976, la sortie du film d’Allio. Et vous aboutissez à quelque chose qui transcende les dates et lieux.
NP : Ce quelque chose c’est la vie. La vie qui continue malgré tout. La vie qui continue sans être tout à fait la même puisqu’on a vécu une expérience qui l’a modifiée. La vie qui se déploie dans toute sa diversité, dans laquelle se mélangent passé et présent, folie et mort, bonheurs et épreuves.
CF : Je trouve qu’il y a entre votre film et « Still life » de Jia Zhen-ke, une parenté. Parce que vous partez tous les deux de lieux extrêmement définis pour déboucher sur une vision de la réalité bien plus large que votre point de départ quasi anecdotique ?
NP : « Still Life » est à mes yeux un des meilleurs films de ces dernières années. Je ne sais pas si le mien peut en supporter la comparaison. Mais ce qui est vrai c’est qu’un point de départ localement et temporellement défini peut être une des voies pour atteindre une dimension bien plus vaste. Que ce soit celle du changement comme dans le Zheng-ke ou de la mémoire dans la mien.
CF : Il y a dans votre film un suspense : qu’est devenu Claude Hébert ? Comme il y en avait un dans le documentaire de Babette Mongolié, récemment diffusé sur Ciné Cinéma Classic, et dans lequelle elle part à la recherche des acteurs (Martin LaSalle, Marika Green…) du « Pickpocket » de Bresson ?
NP : Je n’ai pas vu ce documentaire mais je comprends ce que vous voulez dire. Dans « Retour… », la construction du film semble éclatée parce que se chevauchent différentes grammaires de narration…
CF : Que voulez-vous dire ?
NP : Que mon film est composé de matières multiples : des extraits du film d’Allio, mes interventions en voix off, les témoignages de mes personnages, des incursions à l’Imec, aux Studios Eclair etc…. et que ce kaléidsocope, parce qu’il possède sa propre logique fictionnelle, donne pourtant au film une cohérence.
CF : Avez-vous, dans cette cohérence et cette logique, laissé au hasard sa place ?
NP : Plutôt que de hasard, je parlerais d’improvisations qui s’imposaient au fil du tournage.
CF : Quel souvenir gardez-vous de René Allio ?
NP : Celui d’un homme qui aimait parler. De politique, de cinéma, de peinture.
CF : Il y a quelque chose du réalisme à la Courbet dans « Moi Pierre… ».
NP : Allio a été peintre. Il aimait évoquer Courbet bien sûr, Le Nain, Millet et d’Horace Vernet qu’il appréciait tout particulièrement. Les peintres du monde du travail l’intéressaient beaucoup.
CF : Vous connaissez Constantin Meunier ?
NP : Non.
CF : Lors d’un de vos prochains passages par Bruxelles, vous devrez aller visiter son musée. Pas très loin d’ici. A Ixelles.
NP : (L’air sincèrement intéressé) Bien volontiers.
CF : Pour en revenir à Allio…
NP : ... Il avait beaucoup d’humour. Il était énergique. D’une énergie prodigieuse. J’ai toujours vu Allio dans l’échec, je veux dire dans l’échec commercial de ses films. Et pourtant je ne l’ai jamais vu dans l’aigreur. Il a traversé de grands moments d’angoisse, d’abattement, de découragement. Ses « Carnets » (**) sont là pour en témoigner et malgré cela il trouvait toujours le courage de continuer.
CF : Le courage que vous symbolisez par ce « Chiendent » de « Moi Pierre Rivière… » qu’il fallait arracher à la main ?
NB : Exactement. C’était aussi un homme obstiné qui m’a montré que la liberté artistique devait se conquérir ou se reconquérir. Elle n’était jamais acquise. Que c’est dans une forme de résistance par rapport au convenu et au conventionnel que le créateur se définit.
CF : Il était un cinéaste en recherche de forme nouvelle ?
NB : Il était un cinéaste étiqueté « brechtien » parce qu’il y avait une distance dans sa façon de filmer. Mais cette distance n’était pas synonyme de froideur mais de sincérité. Il était parfois attristé de constater que la tendresse qu’il avait pour ses personnages n’était pas remarquée…
CF : … Alors que « Rude journée pour la reine » est un des films les plus bouleversants de Simone Signoret.
Merci Monsieur Philibert.
Le Musée du Cinéma (www.cinematheque.be) consacre une très belle rétrospective au cinéma de Nicolas Philibert du 18 au 21 octobre.
Le 21 octobre 2007 à 11.00, l’Iselp (www.iselp.be) présente dans le cadre de son 7ème festival du Film sur l’Art, le documentaire du cinéaste sur « La Ville Louvre »
(*) "Le pays des sourds" (1992), "Etre et avoir" (2002)
Le site du film est à consulter sur www.retourennormandie-lefilm.com
(**) Ces « carnets » ne sont plus réédités. Pour les amateurs, deux exemplaires sont en vente sur www.amazon.fr