Pour « Roma », sa première collaboration avec la plateforme Netflix, Alfonso Cuarón, le réalisateur de - notamment - « Children of Men » et « Gravity », a remporté le Lion d’Or de la dernière Mostra de Venise. CinéFemme vous raconte la rencontre avec ce réalisateur.
En octobre 2018, CinéFemme était au BFI London Film Festival pour assister à l’avant-première anglaise du film ainsi qu’à la masterclass du cinéaste Alfonso Cuarón. Dans un premier temps, nous avons pu interroger le réalisateur et l’actrice Marina de Tavira pour ensuite en apprendre plus sur les secrets de production du film lors de la rencontre publique avec Alfonso Cuarón.
Les spectateurs belges auront la chance de découvrir « Roma » sur grand écran dès le 12 décembre au Cinéma Palace à Bruxelles.
Rencontre avec Marina de Tavira et Alfonso Cuarón
Parlez-nous un peu de votre expérience en tant qu’actrice sur « Roma ».
Marina de Tavira : Nous étions principalement soumis à ce que Cuarón nous demandait de faire pour nourrir le film. Nous y avons mis tout notre cœur et toute notre intuition. J’ai vraiment été puiser au fond de moi-même pour donner tout ce que j’avais. Alfonso était très méticuleux et il nous demandait de faire totalement confiance au personnage qu’on incarnait. Du coup, nous n’avions pas grand-chose à faire et, en le disant comme cela, je sais que cela semble simple alors qu’en réalité c’est encore plus difficile, en tant qu’actrice, de ne pas avoir quelque chose de précis à faire. Le fait que nous n’avions pas le scénario et que nous tournions dans l’ordre chronologique du film a vraiment été d’une grande aide. Ces contraintes ressemblaient à des challenges au départ, mais ils ont été des vrais cadeaux pour moi.
Alfonso Cuarón, quelle a été votre approche des personnages féminins dans « Roma » ?
Le film est vraiment le fruit de ma relation avec deux femmes spécifiques, qui sont également les deux femmes qui m’ont élevé et pour qui j’ai toujours eu une grande admiration. J’ai toujours admiré ces femmes dans toutes leurs complexités et je crois que ce film a été l’opportunité de creuser cela et de mieux les connaitre que dans la réalité.
Masterclass avec Alfonso Cuarón
Comment avez-vous reconfiguré vos souvenirs d’enfance en fiction, en une œuvre cinématographique ?
Le film n’est pas vraiment un film sur mon enfance. Ce n’est pas un film à propos de moi, car je ne suis pas un personnage central. Le personnage qui pourrait se rapprocher de moi est secondaire dans l’intrigue. Le film suit par contre dix mois de la vie de Cleo, et ce, de manière intimement connectée à la famille pour laquelle elle travaille. Mais le film parle avant tout de cicatrices personnelles, familiales et sociétales.
Oui, c’est aussi un film sur les classes sociales parce que Cleo vient d’un milieu social inférieur à celui de la famille pour laquelle elle travaille. En effet, même si Cleo est proche des membres de cette famille et qu’ils parlent d’elle comme étant l’une des leurs, le film nous montre qu’elle est une étrangère dans cette maison. Cleo incarne cette tension entre faire partie d’une famille et en être exclue en raison de son rang social.
Cleo n’est pas seulement une « outsider », elle est aussi invisible. C’est malheureusement l’une des conséquences de la barrière des classes. Elles créent cette invisibilité. Et ça n’a rien à voir avec cette idée de l’invisibilité comme un super pouvoir. C’est vraiment quelque chose de connecté à la dignité et au respect. Dans le contexte de ce film, cela montre aussi la perverse relation qui existe entre la classe sociale et la race. Cette tension est particulièrement présente au Mexique, mais aussi partout dans le monde, et ce, même dans les pays développés.
Pouvez-vous nous parler de votre manière de travailler sur « Roma » ? Vous êtes le réalisateur, mais vous êtes également le directeur de la photographie sur ce film. Vous avez choisi de le faire en noir et blanc et vous n’avez pas donné le scénario aux actrices et aux acteurs. Ces trois éléments semblent différents de votre méthode de travail habituelle.
Oui, je suis mon propre directeur de la photographie sur « Roma » parce que, initialement, le film avait été écrit pour être mis en lumière par mon collaborateur de longue date, Emmanuel Lubezki. Mais étant donné que le film a mis tant de temps à voir le jour et que sa préparation a été si longue, il n’a pas pu le faire car il avait d’autres engagements. Mais il a été le premier à me dire : « À ce stade, tu devrais le faire ! ». Et il avait raison, car je n’ai pas donné le scénario, mais j’ai donné à toute l’équipe un « script breakdown » spécifique, parce que je voulais atteindre leur subconscient, leurs propres souvenirs personnels, mais aussi et surtout parce que le film se constitue d’images et de moments dont j’ai été le témoin au cours de ma vie. Peut-être que si Lubezki s’était chargé de la lumière, le résultat aurait été encore meilleur, mais dans le cas de « Roma », je crois qu’il était nécessaire que je le fasse. De plus, l’idée de ne pas distribuer le scénario vient du fait qu’on a tourné le film dans un ordre chronologique absolu. Par conséquent, les actrices et les acteurs, tout comme l’équipe technique, savaient au jour le jour où en était l’histoire. Et, c’est justement parce qu’ils n’avaient pas le script que j’ai parlé avec chacun et chacune individuellement à propos des circonstances et des liens qu’ils allaient devoir développer avec les personnages.
Chaque matin, je donnais des portions de dialogues à certaines actrices/certains acteurs et pas à d’autres. Et puis, parfois, je leur donnais simplement des indications sur ce qu’ils/elles allaient devoir faire ou simplement sur ce que leur personnage ressentait. C’était vraiment au cas par cas en fonction des besoins du film. La plupart des éléments que je leur donnais étaient contradictoires par rapport à l’un ou à l’autre. Du coup, lors du tournage, c’était un chaos absolu (rires). C’était fantastique (rires), parce que ça ressemblait à la vie, aux sentiments humains, aux ressentis individuels.
Ce processus s’explique aussi par le fait que ce film a été fait avec des acteurs qui ne sont pas des professionnels. Au sein du casting principal, il n’y a que Marina de Tavira, qui joue Sofía, la mère, qui est une actrice professionnelle. Pour les autres, c’était génial parce qu’ils pensaient que ma manière de travailler était un processus normal de création (rires). Ils étaient tout à fait naturels. Pour Marina, par contre, c’était plus douloureux car elle devait réfréner et contrôler le processus d’actrice qu’elle connait. Par exemple, quand elle avait une réplique et que les enfants sautaient partout en faisant du bruit, c’était très déstabilisant pour elle. Le tournage fut long et elle a, au fur et à mesure, dû se laisser aller et se laisser emporter par le moment présent. Au final, elle a possédé son personnage et non pas la conception préconçue qu’elle s’en faisait. Et si vous y regardez de plus près, vous verrez que parfois quand Sofía perd le contrôle à l’écran, Marina aussi. Vous retrouvez cette idée de la vie à l’écran.
C’est aussi l’un des éléments intéressants dans « Roma » : l’honnêtement avec laquelle vous montrez le chaos de la vie domestique. D’habitude dans les films, cet élément semble contrôlé, mais ici on voit quelque chose d’humainement chaotique à propos de la maison et de son vécu, notamment lors de la scène avec les excréments de chien.
Si vous saviez ce que j’ai dû couper comme moments de ce genre. J’ai des tas de scènes supplémentaires et coupées au montage de ce chaos de la vie quotidienne.
Parlez-nous un peu de Yalitza Aparicio qui interprète Cleo, l’impulsion émotionnelle du film, et qui délivre une extraordinaire performance. Comment l’avez-vous trouvée ?
Oh vous savez, je ne l’ai pas trouvée, car elle n’était pas perdue. Elle n’était pas quelque part à m’attendre. (Il rigole). On a l’habitude de dire cela dans le milieu du cinéma, mais je préfère, à la limite, dire « découverte pour mon film ». (Applaudissements du public).
En réalité, j’étais en train de préparer « Roma », un film qui parle des gens que j’aime le plus dans ma vie, des gens que je trouve les plus extraordinaires. Ces personnes, je les connais par cœur. Je voulais donc deux choses : tourner un maximum dans les lieux de mes souvenirs ; là où les choses se sont produites quarante ans plus tôt et caster, autant que possible, des gens qui ressemblent à l’identique aux personnes réelles de ma vie. Dans le cas de Cleo, c’était spécifique car je devais trouver quelqu’un qui, d’une part, ressemble à quelqu’un que je connaissais si bien - ou du moins que je croyais si bien connaitre - et, d’autre part, ressentait les choses comme elle. Il était évident que je voulais quelqu’un possédant les mêmes origines indigènes. On a commencé nos recherches à Mexico City et même si j’ai trouvé beaucoup de femmes qui ressemblaient à ce que je cherchais, elles n’avaient pas les mêmes qualités. Nous avons alors étendu nos recherches aux autres états du Mexique et une armée de « casteurs » est partie faire des recherches dans les villages. Ils ont vu des milliers de femmes. Puis, ils m’ont envoyé une vidéo de Yalitza et elle était absolument géniale. Elle est venue à Mexico City pour me rencontrer et quand elle est entrée dans la pièce, j’ai ressenti une combinaison de deux choses : du soulagement et de la peur car j’étais effrayé à l’idée qu’elle puisse refuser le rôle. J’ai été très chanceux qu’elle accepte. Mais c’est beaucoup plus intéressant quand Yalitza raconte comment elle est arrivée sur ce projet car elle explique qu’elle et sa famille pensaient, quand elle a été appelée pour venir à Mexico City, qu’il s’agissait d’un trafic d’êtres humains. Pour elle et les siens, un casting de film n’était pas quelque chose de normal alors que le trafic d’êtres humains est une réalité. Cette anecdote donne aussi à voir un aspect du Mexique.
Photos et propos recueillis, traduits de l’anglais et retranscrits par Katia Peignois
Remerciements au BFI London Film Festival, à Monsieur Cuarón et à son équipe