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WITZ

Martine Doyen

Sandrine Blancke, Sam Louwyck, Fiona Gordon, Dominique Abel, Marie-Pascale Dube, Pierre Nisse

83 min.
10 juin 2019
WITZ

Le philosophe Henri Bergson, dans son célèbre traité rédigé en 1900, voit le rire comme un art vivant et profondément humain. Cet art est, pour lui, également celui de l’insensibilité, une insensibilité cultivée dans son milieu naturel - l’indifférence. Le rire ne se créerait ainsi que lors d’une anesthésie momentanée du cœur. « Le rire », dit Bergson, « n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion ». C’était sans compter sur Witz, le dernier film de Martine Doyen.

Witz, comédie chatoyante, tragique et merveilleuse, semble en effet entièrement construite sur un paradoxe - celui de l’humour et, simultanément, de sa perte temporaire. Comme l’explique un des personnages du récit, de l’association de deux idées opposées peut sortir une idée comique : « une synapse se connecte à une autre et… witz  ! ». Plutôt que de simplement bâtir un récit autour de situations humoristiques comme le font la plupart des comédies, Martine Doyen fait ainsi de l’humour son point cardinal, le cœur de son principe actif et narratif, le trauma initial vis-à-vis duquel elle définit ses personnages et ancre ses péripéties. Mais elle le refaçonne aussi dans sa relation complexe à l’émotion pure.

Suite à une chute et une légère lésion du lobe frontal, Stella (splendide Sandrine Blancke), actrice excentrique, perd son sens de l’humour. Elle n’aura de cesse de le retrouver, devenue littéralement impassible face au monde qui l’entoure et qu’elle observe avec le plus grand désarroi. Étanche à toute plaisanterie, c’est elle qui provoque le rire mais aussi l’émotion par delà l’écran, avec son corps élastique et maladroit, ses tenues inouïes, son franc parler sans filtre, ses innombrables et délicieux lapsus nés de son trauma (« Faut vraiment que j’y caille », « Je vous ai vu au bord du bide »). Elle accumule les situations et les rencontres improbables qui la désespèrent jusqu’à ce que sa route (orientée par ses médecins) finisse par croiser celle de Frank (Sam Louwyck). C’est à ce géologue amoureux du chant de gorge inuit, victime lui aussi du même traumatisme, que Stella redonnera le pouvoir du rire. Mais pourra-t-il lui rendre le sien ?

Witz (le film, son titre) s’enracine profondément dans l’histoire du cinéma. Comme le « slap » du slapstick, il tient de l’onomatopée, mais aussi du conte de fées, mimant le son d’une baguette magique en action. Le visage placide de Stella offre un écho féminin à celui de Buster Keaton ; le couple improbable qu’elle forme avec Frank évoque ceux des comédies romantiques hollywoodiennes ; dans une cabane de conte de fées, Stella chantonne un air de Peau d’âne de Jacques Demy. Il y a, dans les films de Martine Doyen, une façon unique de nous engloutir instantanément, au cœur même d’un univers profondément cinématographique. Comme Stella, nous sommes bousculés, propulsés ; les premiers plans nous plongent littéralement (et volontairement) dans le déséquilibre, la surimpression, l’angoisse d’une bande son déformée. L’entrée dans cet univers singulier tient ainsi de la chute vertigineuse, puis du décalé, du burlesque voire du grotesque, entre les masques d’un James Ensor, les champignons érotiques ou les créatures d’Alice et de son pays des merveilles.

La chute reviendra par ailleurs, comme un leitmotiv, au fil du récit. Elle anime ainsi l’extraordinaire rencontre entre les deux personnages principaux. Une fois de plus, pas de rire sans drame ni sans émotion ; c’est au travers de l’écartèlement entre la tragédie et, au final, l’entremêlement des corps burlesques, que renaît le rire. A la frénésie et l’excès, à l’artificialité revendiquée des néons de supermarché, des tenues et du style de vie de Stella, viennent progressivement se substituer le naturel, la forêt, un camp de thérapie-yoga, Frank et ses chants de gorge. Si c’est le rire qui sous-tend toute la dynamique narrative, le film est en réalité une ode aux visages et aux corps (lieux d’origines du rire et des émotions), Martine Doyen filmant ces derniers comme personne ; le corps qui ne parvient plus à s’engager dans la mécanique du rire, le corps qui tombe, perd ses capacités, le corps dans un mouvement frénétique ou dans sa mécanique (comme le cultive si justement l’apparition judicieuse et réjouissante d’Abel & Gordon). Jusqu’au corps qui devra se libérer, avec l’aide d’une sororité salvatrice, pour réajuster les multiples connexions nerveuses, charnelles et émotionnelles. Car il s’agit bien de se reconnecter aux larmes tout autant qu’au rire pour que les personnages retrouvent leur pleine identité.

Le lien entre comique et tragique n’est donc jamais tranché ; au contraire, il tient sur un fil ténu, en constant équilibre. Tout semble dépendre de la distance à laquelle on choisit de se situer. Comme le dit encore Bergson, « Essayez, un moment, de vous intéresser à tout ce qui se dit et à tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses. Détachez-vous maintenant, assistez à la vie en spectateur indifférent : bien des drames tourneront à la comédie. » L’intelligence de Witz est de pleinement assumer la multitude de distances et de points de vue possibles, de l’humour à l’émotion, du personnel à l’universel. Car le film est aussi un miroir de notre société, symptomatique de la nécessité de retrouver l’humour face aux électrochocs quotidiens qui nous plongent dans l’obscurité. Tributaire du surréalisme, le couple singulier et lunaire formé par Stella et Frank, personnages magnifiques portés par la beauté du désespoir, incarne ce qui pourrait arriver de plus tragique à notre plat pays et au monde : la perte de tout humour. Dans son explosion de couleurs, l’excès de ses mots et la poésie de ses folles péripéties, le film de Martine Doyen réfute ce destin. Witz choisit plutôt de nous piquer les yeux (par le rire, par les larmes) et, loin de l’anesthésie des cœurs, illumine inéluctablement nos âmes.

Muriel Andrin (ULB)