Berlinale 2020
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THERE IS NO EVIL

Mohammad Rasoulof

Baran Rasoulof, Darya Moghbeli, Shaghayegh Shoorian , Kaveh Ahangar, Ehsan Mirhossein…

150 min.
1er août 2020
THERE IS NO EVIL

Un homme sort d’une porte dérobée. Il est lesté d’un gros sac qu’il traîne avec effort jusqu’au coffre de sa voiture. Que contient-il ? Un cadavre ?, ne peut-on s’empêcher d’imaginer. Il sort du parking, va rechercher sa femme à son travail et sa fille à l’école. Ils vont faire du shopping dans un supermarché, passent chez grand-mère pour lui rapporter ses courses et faire son ménage. En soirée, ils partagent une pizza avant d’aller sagement se coucher. Au milieu de la nuit, le réveil sonne ; l’homme se lève pour se rendre à son travail. Il fait encore nuit noire. Derrière son volant, le conducteur semble préoccupé, voire paralysé par une étrange torpeur. Il s’arrête à un carrefour, le feu passe au vert mais il n’avance pas.

Quoi de plus banal que cet enchainement de tâches routinières dans une ville qui ressemble à toutes les grandes capitales européennes ? A priori, rien de passionnant ni qui mériterait un quelconque intérêt. Pourtant, assez miraculeusement, le film de cette quotidienneté parvient à capter l’attention du spectateur, à l’intriguer, pour le surprendre totalement et brutalement par sa scène finale, qui, elle, n’a absolument rien de banal.

C’est là la première histoire que nous raconte le réalisateur iranien Mohammad Rasoulof avec ce film, découpé en quatre séquences différentes et interconnectées par un fil narratif extrêmement ténu au sein duquel les réflexions et les comportements des personnages entrent tantôt en dissonance tantôt en résonnance. Au cœur de ce film, dont la puissance dramatique croît drastiquement lors de l’acte 2 et fait tache d’huile dans les séquences suivantes via de très subtiles ramifications, trois thèmes majeurs interdépendants : la peine de mort (sujet tabou en Iran), les limites de la liberté individuelle dans un régime tyrannique et la capacité humaine à résister ou non à l’oppression.

Le film valut à son cinéaste et à toute son équipe de remporter, à juste titre, l’Ours d’Or de la 70ème Berlinale. Une récompense que Mohammad Rasoulof ne fut pas à même de recevoir le soir de la remise des prix, celui-ci étant sous le coup d’une interdiction de travailler et de quitter le territoire depuis 2019. Un prix qui fut immédiatement suivi de représailles par le régime iranien puisque Mohammad Rasoulof fut convoqué par le Bureau du Procureur spécial pour les délits liés aux médias et à la culture afin de purger la peine d’un an de prison à laquelle il avait été condamné l’année précédente « pour actes de propagande contre le gouvernement », une sentence, qui jusqu’alors, avait été laissée en suspens, et faisait suite au succès de son film « Un homme intègre », grand gagnant en 2017 de la section « Un certain regard » au Festival de Cannes.

Les détracteurs de l’octroi de ce prix au cinéaste iranien n’ont évidemment pas manqué de vilipender son caractère purement politique, lequel cadre en effet avec l’engagement de toujours du Festival mais qui, dans le cas présent, ne peut être nullement assimilé à du « politiquement correct » ou à quelque forme que ce soit de bien-pensance dominante. (Si tel avait été le cas, les maîtres-censeurs et autres juges d’instruction populaires n’auraient guère manqué de s’en donner à cœur joie sur les réseaux sociaux après la décision d’incarcération de Mohammad Rasoulof. Or, il n’en fut rien.)

Il importe dès lors de souligner que la faiblesse des arguments avancés pour étayer cette prise de position de principe ne font clairement pas le poids face à tout ce qu’offre le film tant en termes de contenu qu’au plan cinématographique.

Certes, l’on ne peut nier que les conditions dans lesquelles le film a été réalisé ont été proches de l’impossible et que « l’équipe du film a mis sa vie en danger pour y participer » comme l’a souligné le producteur Farzad Pak lors de la cérémonie de clôture. C’est là un mérite et un courage qui ont probablement pesé dans la balance pour distinguer le film, admettons-le. Mais cela dit, lorsque l’on voit les sommes parfois colossales investies dans des œuvres qui ont pu être réalisées dans des conditions optimales, et qui au final, rivalisent de médiocrité, le travail de Rasoulof apparait d’autant plus remarquable. Et il est tout aussi remarquable et à la fois déplorable de constater que la vengeance du régime dont Rasoulof fait les frais illustre tragiquement la réalité qu’il a pris le risque et la liberté de dénoncer dans son film, notamment dans la quatrième histoire où sa fille, Baran, y tient un rôle clé, lequel fait intimement écho aux choix que son père a décidé de poser dans la vraie vie.

Ajoutons aussi que tant sur le plan formel que sur le fond, le septième long-métrage du réalisateur iranien est un objet cinématographique éminemment intéressant. A commencer par son titre qui en dit bien plus sur les intentions de son réalisateur que nous ne serions tentés de le penser a priori. « There Is No Evil » nous indique le titre, ou autrement dit le mal n’existe pas ou encore « Le diable n’existe pas » (titre français du film). L’expression est ambiguë et pourrait se jouer de nous puisque de prime abord, l’on pourrait être porté à croire que le film nous en démontre tout le contraire si l’on considère que le régime iranien est le Mal.

Or, le Mal en tant qu’absolu moral n’existe effectivement pas, tout comme le Diable n’existe pas si on le considère en tant que figure purement symbolique. A contrario, ce qui existe bel et bien, ce sont les circonstances maléfiques, les maux et toutes ses incarnations humaines, ou s’il nous faut être encore plus fidèles à l’étymologie du mot « diable » ; le mal est tout ce qui nous divise, et ce, intérieurement comme extérieurement. Or, c’est de là même que le film de Rasoulof tire toute sa trame tragique en confrontant ses héros à un dilemme duquel ils n’en sortent que très rarement indemnes. Quelle que soit l’option retenue, le choix posé sera générateur de conséquences en cascade sur la vie du protagoniste et sur celle de ses proches. « Si tu n’obéis pas à la Loi (ici en l’occurrence celle d’exécuter aveuglément un être humain quel que soit son crime [1] ), pourrait-on résumer, la Loi fera de ta vie un enfer ; si tu obéis à la Loi, ta conscience ne te laissera jamais en paix ». La question de savoir si l’on agit bien ou mal dans un régime tyrannique où les lois et les principes éthiques ne rentrent pas en congruence, n’est donc point aussi facile à trancher, souligne le film. Et, ce d’autant que la question est démultipliée à travers le regard des bourreaux comme des victimes et de leurs proches. Une multiplicité de points de vue qui éclaire l’option narrative retenue par Rasoulof qui, soulignons-le, n’adresse pas le moins du monde une quelconque forme réquisitoire à l’encontre de ses concitoyens, que l’on aurait trop vite fait de cataloguer comme les complices passifs d’un système totalitaire. Le Mal ne siège donc pas dans l‘âme des citoyens ordinaires mais il s’exerce par contre, de manière très pernicieuse, à travers les lois prescrites par ceux qui disposent du pouvoir de vie ou de mort sur les individus et les manipulent par la peur. Et pour résister à l’oppression, sans doute faut-il d’abord résister à la peur, nous dit le film.

A ce titre, soulignons la justesse métaphorique du discours du Président du Jury, l’acteur britannique Jeremy Irons, lequel a salué la façon dont le film montrait « la toile d’araignée qu’un régime autoritaire tisse parmi les gens ordinaires en les amenant vers l’inhumanité » tout en soulignant avec ardeur que « les leçons du film sur la responsabilité individuelle vont bien au-delà de l’Iran ».

Relevons que cette éclairante métaphore illustre non seulement formellement la manière dont la trame du film est tissée mais aussi, sur le fond, la complexité de ses enjeux. Enjeux qui comme l’a souligné le Président du Jury s’inscrivent assurément dans le contexte politique dans lequel le film a vu le jour mais dont la portée est de nature universelle.

Car, malheureusement, force est de constater que certains totalitarismes progressent eux aussi de jour en jour au sein même de nos états démocratiques qui, en ardents défenseurs des droits de l’homme, se plaisent très souvent à se positionner en tant que donneurs de leçon. Comment qualifier le sort que réservent nos grandes et belles démocraties aux lanceurs d’alerte ? Quelles conclusions tirer du dernier rapport de Reporters sans frontières, qui, exception faite des pays nordiques, dénonce une très nette régression de la liberté de la presse sous nos latitudes ? Et enfin, souffre-t-on d’amnésie historique face à un gouvernement qui opère des coupes budgétaires drastiques dans ses budgets culturels, mû par la seule idée de favoriser le financement d’un art officiel et servile, correspondant à un idéal identitaire communautariste ?

Où est le mal ? Is there really no harm ?

Christie Huysmans

[1Il est important de souligner ici la liberté artistique que Mohammad Rasoulof a prise par rapport à la réalité actuelle des faits et qui doit être comprise comme un élément de force symbolique : si le film nous confronte à des jeunes soldats, qui, dans le cadre de leur service militaire, sont contraints de procéder à des exécutions ; celles-ci, bien que toujours pratiquées en Iran, ne sont plus de leurs faits.