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THE LOBSTER

Yorgos Lanthimos

Colin Farrell, Rachel Weisz, Léa Seydoux, Ben Whishaw, John C. Reilly, Roger Ashton-Griffiths

118 min.
28 octobre 2015
THE LOBSTER

Après Alps en 2011 et Canine en 2009, film pour lequel il avait, entre autres, reçu le Prix Un Certain Regard , Yorgos Lanthimos nous revient avec une nouvelle dystopie. En comparaison avec les deux films précités, la mise en scène de The Lobster (Prix du Jury au Festival de Cannes 2015) a gagné en virtuosité, et les moyens financiers clairement déployés par la production ont permis au réalisateur grec de s’offrir un casting international de choix.

 

Comme toujours chez ce cinéaste original, le pitch est inventif, complètement barré et il s’appuie sur les ressorts de l’absurde. Mais-au-delà de cette marque de fabrique surréaliste, s’impose aussi la grande liberté laissée aux spectateurs quant à l’interprétation à donner aux allégories qui se dessinent en filigrane.

 

Pour écrire ce film, le réalisateur s’est inspiré d’un reality _show diffusé sur Channel 4, The Hotel . L’on ne s’étonnera dès lors pas que la première partie du film se déroule dans un hôtel qui, comme dans le reality _show (terme ô combien fallacieux et qui relève d’ailleurs de l’oxymoron), a des allures de prison dorée.

 

Dans The Lobster , le talent de Lanthimos, qui consiste à nous faire prendre des vessies pour des lanternes, fait de nouveau mouche : en quelques minutes, il parvient à nous faire adhérer, sans avoir l’air d’y toucher, à la surréalité qui est la sienne. On notera d’ailleurs au passage que tant sur le fond que sur la forme, un rapprochement peut aisément s’opérer avec La Métamorphose de Kafka.

C’est donc sans peine et sans déplaisir que l’on suivra David (Colin Farrel) qui, après s’être fait lâcher par son épouse, se voit assigner à résidence dans un hôtel luxueux pour y trouver, en 45 jours chrono, nouvelle chaussure à son pied. Si passé ce délai, cet homo sapiens, affublé d’un uniforme qui ne tolère guère le port des demi-pointures, n’a pas déniché la partenaire qui doit impérativement lui ressembler, ne serait-ce que sur un signe particulier, il sera transformé en l’animal de sa préférence. David opte pour le homard, un excellent choix selon l’inflexible directrice de l’établissement, qui ne manque d’ailleurs pas de constater que pour beaucoup, le chien, le toutou docile, est l’animal le plus en vogue. Ce fut d’ailleurs le cas pour le frère de David, métamorphosé en quadrupède canin deux ans plus tôt, lequel l’accompagne désormais fidèlement dans sa recherche pseudo-amoureuse. Cependant, le délire ne s’arrête point là : à côté de ceux qui acceptent, bon gré mal gré, de se plier à la dictature du couple, il existe les rebelles, les Solitaires, une bande constituée de célibattants, à la tête de laquelle règne une femme (Léa Seydoux) de manière tout aussi tyrannique. Au sein du clan des Solitaires, qui se cachent dans la forêt, pas question de s’embrasser sous peine de se faire couper la langue, pas question de danser ensemble. À la valse à trois temps, on préfère la musique électronique afin de s’assurer que chacun demeure vraiment seul et ainsi éviter que le moindre contact physique puisse être établi. Chez les Solitaires, l’amour est un crime, et tout contrevenant est sévèrement châtié. Évidemment, entre ces deux régimes totalitaires, la guerre est ouverte, et l’hôtel organisera régulièrement des battues dans les bois afin d’exterminer les rebelles. Chaque résident qui parvient à tuer un Solitaire, se voit attribuer un jour de bonus à sa survie en tant qu’être humain. Une aubaine pour les plus individualistes !

 

On l’aura compris, The Lobster tient de la fable, de la parabole, diront certains, pour explorer sous toutes ses coutures et avec un cynisme parfois mordant, les relations humaines de notre époque. C’est ainsi que sous des dehors badins et sous le couvert d’un humour aigre-doux à la tonalité souvent très british, Lanthimos parvient à faire décanter le caractère liberticide de nos sociétés, prétendument démocratiques. On regrettera toutefois que le rythme du film s’essouffle en seconde partie et que l’absurdité régnant au sein de l’hôtel n’ait pas été poussée plus loin encore.

Même si le cinéaste se défend d’avoir voulu imposer sa propre vision des choses dans ce film pour le mois loufoque et audacieux, l’obsédante question du totalitarisme moderne, déjà à l’œuvre dans Canine [1] , s’impose encore ici avec force. Aucun détail n’étant laissé au hasard, le caractère incisif du film révèle donc de manière flagrante les intentions d’une dénonciation qui est bien loin d’être naïve ou gentillette.

 

Car en regardant The Lobster , comment ne pas songer à la dictature de l’uniformatisation et de la normalisation qu’imposent aujourd’hui les modèles économiques dominants et qui, par leur supériorité numéraire, infiltrent sans concessions nos référents sociétaux et nos microcosmes familiaux ? Comment ne pas penser au culte de la performance et de l’individualisme forcené qui s’érigent en de véritables veaux d’or et régissent autant nos comportements que nos rapports humains ? Quid aujourd’hui de l’isolement, voire de l’ostracisme dont sont victimes celles et ceux qui auraient l’impudence d’affirmer leurs différences et qui se risqueraient à penser (c’est déjà là un crime de lèse-majesté !) et à agir autrement que la masse, le troupeau des moutons de panurge ? Et quel regard porter sur la multiplication des moyens et des plateformes de communication dont la perversité confine souvent au paradoxe : l’on n’a jamais été aussi libre de se connecter aux autres mais qui osera prétendre, qu’en dépit de tous ces facilitateurs, la rencontre avec l’autre soit réellement devenue plus facile ? Comment transiger ou ne pas transiger avec le virtuel des amitiés aveugles ? Que penser de tous ces sites de « rencontres » auquel l’accès n’est réservé qu’à une élite répondant à des canons très stricts et où l’élu(e) sera déterminé(e) en fonction du nombre de matchings ? Comment ne pas s’offusquer que désormais, dans chaque article de presse, qu’à chaque journal télévisé, la valeur d’un être humain, si ce n’est sa capacité d’idolâtrie ou l’étendue de son miroir narcissique, soit systématiquement scorée en fonction du nombre de followers (terme ô combien pernicieux), de friends (le mot ne serait-il point un tantinet galvaudé ?), de tweets (l’expression signifie à l’origine gazouiller…) , de views (voit-on mais regarde-t-on vraiment ?) et de likes (formule ô combien tiédasse !) sur son site Internet, sur Youtube ou sur son profil (l’étiquetage n’est pas loin) Facebook ?

 

Heureusement, nous murmure Lanthimos, tout ne partira pas totalement à vau-l’eau tant que quelques exceptions résisteront à la pression ambiante et qu’ils s’armeront d’amour. Cependant, faut-il que la rencontre amoureuse se fonde sur l’indéfectible principe du « qui s’assemble, se ressemble » ? À vous d’imaginer la réponse à cette dernière question car The Lobster se clôt sur une fin ouverte avec une belle ironie.

 

( Christie Huysmans )


[1] Dans Canine , c’est à travers la cellule familiale et la propagande, induite par une manipulation du langage, que Lanthimos décortique le totalitarisme.