Coup de coeur
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Coup de coeurTAXI TEHERAN

Jafar Panahi

Jafar Panahi, Nasrin Sotoudeh

82 min.
22 avril 2015
TAXI TEHERAN

Certains esprits critiques seraient probablement tentés d’avancer l’idée que l’Ours d’Or décerné à Taxi Téhéran dans le cadre de la 65èmeBerlinale relève plus du coup de cœur politique que de la distinction hautement méritée en termes cinématographiques. Dans une certaine mesure, nous pourrions ne pas leur donner tort eu égard à la très haute qualité des films qui concouraient dans la compétition. Dans la chasse à l’Ours, de nombreux prédateurs disposaient en effet de tous les atouts qui leur auraient permis de remporter le précieux trophée ( Lire à ce sujet notre compte rendu du Festival de Berlin ). Mais preuve est encore faite qu’il ne faut jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

D’autres esprits chagrins ne manqueront pas non plus de considérer Taxi Téhéran comme l’œuvre d’un cinéaste narcissique qui aurait fait de sa course en taxi un petit égo trip. Mais peut-on raisonnablement laisser au point mort un film tel que Taxi Téhéran sous le seul prétexte que son réalisateur se mette en scène ? Indubitablement, on ne peut faire fi du contexte politique dans lequel ce film a été réalisé ni ignorer la cartographie personnelle de son metteur en scène si l’on veut éviter de s’arrêter à la lettre et au contraire en saisir l’esprit.

Bref coup d’œil dans le rétroviseur : réalisateur iranien, Jafar Panahi est loin d’être un inconnu de la scène festivalière. De Cannes à Berlin en passant par Venise et Locarno, tous ses films ont été remarqués ou honorés  [1] . Néanmoins, nul n’étant prophète en son pays, le cinéaste est contraint d’exporter son talent dans les salles obscures du monde entier, à défaut de pouvoir le faire librement dans un pays frappé lui par l’obscurantisme. Si son cinéma bouleverse hors des frontières de l’Iran, intra-muros, il dérange et est placé sous le coup de la censure. Arrêté à plusieurs reprises, emprisonné pour sa subversion au régime, Panahi est, depuis 2010, condamné à ne plus réaliser de films, et il lui est interdit de quitter son pays. Cependant, il brave les interdictions et continue de défendre le 7ème art : « Je suis cinéaste. Je ne sais rien faire d’autre que réaliser des films. Le cinéma est ma manière de m’exprimer et ce qui donne un sens à ma vie. Rien ne peut m’empêcher de faire des films, et lorsque je me trouve acculé, malgré toutes les contraintes, la nécessité de créer devient encore plus pressante », déclare-t-il.

L’étincelle du film jaillit un jour où le réalisateur rentre chez lui en taxi et tend l’oreille vers la conversation de deux autres passagers. Interdit de tourner en extérieur, pourquoi ne pas dès lors essayer de faire rentrer la ville dans une voiture ? Dans un premier temps, le cinéaste essaie de faire un documentaire : il s’embarque à bord de taxis, écoute les histoires de ceux qui l’accompagnent, mais dès qu’il sort son téléphone portable pour les filmer, ceux-ci se crispent. Il lui faut donc écrire un vrai scénario et faire de son film une docu-fiction. C’est ainsi que Taxi Téhéran démarre sur des chapeaux de roue : tourné en 15 jours avec des acteurs qui sont tous des non-professionnels, confectionné avec les moyens du bord (un budget de 32.000 euros), monté au jour le jour, backupé quotidiennement et placé systématiquement en sécurité dans différents endroits, le film a donc été réalisé clandestinement mais – belle ironie – sous le couvert d’un véhicule circulant librement au nez et à la barbe de tous. Bien aise sera celui qui prétendra que le réalisateur iranien n’a pas fait preuve d’audace et que son film ne relève pas de la gageure cinématographique compte tenu des circonstances de son tournage.

Dissimulant trois petites caméras dans l’espace exigu d’une voiture, le cinéaste s’improvise taximan et accueille ainsi à son bord une kyrielle de passagers aussi fantasques les uns que les autres. Sillonnant les routes animées et colorées de Téhéran, Panahi filme non seulement un taxi driver-réalisateur à l’œuvre mais il capte aussi et surtout, au sein de l’habitacle, les contrastes extérieurs de la société iranienne ; une société où l’ultra-conservatisme cohabite allègrement avec la dernière technologie. Les smartphones s’invitent à l’écran, une tablette et un appareil photo digital faisant office de mini caméra multiplient les points de vue, et permettent ainsi de faire des films dans le film. Les mises en abyme sont légion, les références cinématographiques dépassent les frontières de Téhéran et progressivement, se dévoile l’un des enjeux majeurs de cette fiction documentaire : comment réaliser un film en regard des critères admissibles par le régime ? La réponse sera subtilement et paradoxalement induite par une enfant (porte-voix de l’espoir), la malicieuse nièce du réalisateur, qui est loin d’avoir sa langue dans sa poche et tient à réaliser un film distribuable en Iran. La quadrature du cercle est certes loin d’être bouclée dans la fiction comme dans la réalité mais l’on soulignera qu’avant d’aboutir à sa destination finale, le cinéaste amène son sujet par des chemins détournés… qui méritent le détour. Car, dans un premier temps, Panahi joue avec une naïveté pétrie d’humour son rôle de piètre taximan, lequel s’amuse humblement à écouter et à faire parler toutes les strates d’une société qui est habituellement contrainte de garder le silence. (On est donc loin de l’égo trip). Les passagers entrent et sortent au gré de la circulation, de leur empressement et de la destination chaotique de ce véhicule aussi banal qu’extraordinaire. Et c’est ainsi que se succèdent un ardent défenseur de la charia, une institutrice, un mourant, deux poissons rouges, un vendeur de films censurés, lequel voit en sa rencontre avec le célèbre cinéaste la possibilité de faire un juteux partenariat… L’humour et la légèreté sont au rendez-vous au travers des conversations de Monsieur et Madame tout le monde, et ce n’est vraiment qu’en invitant à son bord l’avocate Nasrin Sotoudeh que le réalisateur exprime pleinement sa dissidence personnelle et met en exergue la gravité des contraintes politiques et juridiques qui barrent la route aux défenseurs des droits de l’homme.

Jafar Panahi a donc réussi le tour de force de réaliser, sans colère ni violence, un film dénonçant le régime d’un pays qui instaure la primauté absolue de la charia, tout en préservant avec humour, délicatesse et légèreté, l’amour et le respect qu’il éprouve à l’égard de son pays et de sa communauté [2] .

« Tous les films méritent d’être vus, le reste c’est une question de goût », souligne Panahi dans Taxi Téhéran . Sans doute faut-il ajouter à ce constat que c’est aussi une question d’Etat et d’Esprit. LePrésident du Jury de la Berlinale, le réalisateur américain Darren Aronofsky, a vu dans le film du cinéaste iranien « une lettre d’amour au cinéma » ; c’est sans doute à ce carrefour que se rejoignent l’esprit et la lettre de Taxi Téhéran , un film que l’on ne peut refuser d’embarquer.

( Christie Huysmans )


[1] En 1995, Le Ballon Blanc est sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes où il remporte la Caméra d’Or. En 1997, il remporte le Léopard d’Or au Festival de Locarno pour Le Miroir . Trois ans plus tard, Le Cercle remporte le Lion d’Or à La Mostra de Venise et le prix Fipresci. En 2003, Sang et Or est projeté à Cannes en Sélection Officielle Un Certain Regard et remporte Le Prix du Jury. En 2006, Hors Jeu obtient l’Ours d’Argent du meilleur réalisateur au Festival de Berlin. En 2011, Ceci n’est pas un film est présenté hors compétition à Cannes. En 2013, Closed Curtain , filmécrit par Kambuzia Partovi, s’est vu attribuer l’Ours d’Argent pour le meilleur scénario.

[2] On notera également qu’il y a quelques mois, la jeune Reihane Taravati a été condamnée à un an de prison et à 91 coups de fouet avec sursis pour avoir réalisé un remake iranien du clip Happy de Pharell Williams. Répondant à une campagne lancée par les Nations Unies à l’occasion de la Journée mondiale du bonheur, la jeune femme voulait dire au monde que Téhéran n’est pas un endroit atroce et effrayant… mais un lieu Happy . Le clip a fait le tour du monde et a provoqué la fureur des autorités religieuses. (Source : Philosophie Magazine Avril 2015)

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