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Coup de coeurPARTIR

Catherine Corsini (France - Distributeur : B.F.D.)

Kristin Scott Thomas, Sergi Lopez, Yvan Attal, Bernard Blancan...

82 min.
12 août 2009
PARTIR

« Partir et s’abîmer ».

Roland Barthes, dans ses « Fragments d’un discours amoureux », débute sa déconstruction des états de l’être aimant par le verbe « s’abîmer » ; il cite Werther « je m’abîme, je succombe (…) Tout, oui, tout, comme englouti par un abîme, disparaît devant cette perspective ». Cet état si particulier de l’amoureux décrit parfaitement la métamorphose du personnage de Suzanne (Kristin Scott-Thomas) face à l’objet de son amour (Sergei Lopez) dans « Partir » de Catherine Corsini. Femme d’un médecin arrogant et possessif, mère au foyer qui veut reprendre sa profession de kinésithérapeute après 15 ans d’inactivité, Suzanne tombe amoureuse d’Ivan, ouvrier espagnol et ancien détenu engagé pour lui reconstruire son cabinet. Après quelques troubles et hésitations, Suzanne, sous le coup du ravissement amoureux, s’engage à corps perdu dans la relation. « Partir » se conjugue par le simple fait de traverser la frontière géographique avec Ivan pour aller en Espagne. C’est aussi franchir les délimitations de l’espace conjugal devenu lieu d’affrontements latents puis explicitement violents, et recommencer à zéro, sans un sou ni personne. C’est enfin se défaire de soi-même pour mieux se dissoudre, s’abîmer dans l’autre, sans rien pouvoir faire, ni comprendre.

Le film de Corsini est pourtant bien plus qu’un étalage des poncifs amoureux et de variations littéraires à la limite du cliché (on ne peut que penser à Lady Chatterley et à son amant devant le couple formé et les scènes bucoliques de leurs ébats, mais Corsini penche aussi vers Madame Bovary ou Anna Karenine. La forme plastique du film capture toute l’essence du désir, du lien et de l’engrenage en spirale qui s’instaurent : la caméra s’installe au plus près des tressaillements charnels avec l’aide inspirée et toujours pertinente d’Agnès Godard, fidèle alliée de Claire Denis, mais aussi présente chez Corsini pour La Nouvelle Eve et La répétition . La synesthésie tactile et le poids des corps semblent initier le désir et ce n’est pas un hasard si Suzanne, au début du film, veut reprendre sa profession de kiné, pour soulager les gens au contact de ses mains sur leur peau, comme pour mieux renaître. Mais la proximité n’est pas systématique, tout se joue dans la mesure : ainsi la distance moyenne qui sépare au départ le couple dans son quotidien ou le premier baiser furtif est volontairement filmé à distance, comme une expérience qui se refuse (Suzanne s’éloigne, la main portée à la bouche comme à une blessure) mais qui change pourtant tout. Les fondus au noir qui clôturent les séquences donnent le ton, au propre comme au figuré, du destin auquel appartiennent Suzanne et Ivan, au même titre que la structure narrative en récit encadré et son coup de fusil en hors champ. Même la musique, revisitant le répertoire de George Delerue ( La femme d’à côté, La sirène du Mississipi ou La passante du Sans-Souci ), fait la part belle aux envolées brisées.

Mais Corsini ne peut se limiter, pour une telle histoire d’amour, à des effets de style. Elle s’ancre dans la réalité physique dans ses acteurs, comme à des amarres, en les poussant à transcender l’incarnation. Si Yvan Attal se perd dans le rôle ingrat du mari qui possède et voit son dû lui échapper, Sergi Lopez se pose, une nouvelle fois, dans toute sa présence charnelle sans jamais tomber dans l’ornière de la facilité. Mais le film ne serait rien sans Kristin Scott-Thomas, centre de gravité de l’ensemble. Véritable héroïne mélodramatique, unidimensionnelle et portée par une force indéfectible, elle ne peut pas mentir, révélant à son mari les tourments qui l’agitent. Ses gestes trahissent tout à la fois, son désir, ses angoisses, sa peur d’abandon, sa colère (comme dans le plan qui nous la révèle, le corps tendu, les poings serrés, les yeux grand ouverts, étendue dans un lit au côté de l’homme qu’elle hait). Incapable de partir de son propre chef après avoir fait l’amour avec Ivan, elle lui demande de la chasser, ce qu’il fait, se prêtant au jeu sans en comprendre l’enjeu. La transformation du visage fébrile de Scott-Thomas à cet instant précis, dans un gros plan d’une beauté inoubliable, démontre tout l’arrachement, tout le désarroi vécu face à ce rejet pourtant demandé et il faut une étreinte supplémentaire pour la sortir de sa torpeur et lui redonner vie, comme à une noyée.

J’ai essayé de montrer ce qu’était le désir, son irruption dans une vie ordinaire et rangée, sa puissance, son côté inéluctable. J’ai souhaité faire une mise en scène épurée, pour accorder une grande place à la sensualité, à la nature. Au sens où l’amour débarrasse le film de toute psychologie et lui donne une impulsion pure, celle des corps qui cherchent à se rejoindre ou s’enfuir et donc lui imprime un mouvement” explique Catherine Corsini . Dans ce film rare parce qu’à la fois sublime et presque anodin par son propos et son dénouement (un véritable oxymore mélodramatique, entre les larmes et le bonheur), Corsini nous emporte dans la passion impulsive et hypnotique de son personnage, celle qui la décolle d’elle-même, de ce qu’elle était, vers ce qu’elle devient et vers qui elle part. Et l’on se dit que Barthes aurait pu trouver une place dans ses fragments, juste à côté de « s’abîmer », pour décliner le verbe « partir ».

Muriel Andrin

Université Libre de Bruxelles