Cinéphile
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ONCLE BOONMEE (qui se souvient de ses vies antérieures)

Apichatpong Weersasethakul (Thaïlande/France/Allemagne/Espagne/GB 2010)

Sakda Kaewbuadee, Jenjira Pongpas, Thanapat Saisaymar

113 min.
1er septembre 2010
ONCLE BOONMEE (qui se souvient de ses vies antérieures)

Aller au cinéma ce n’est pas uniquement faire la file, acheter un ticket et s’asseoir dans un fauteuil plus ou moins confortable. C’est accepter de se laisser aller, de se laisser conduire par un cinéaste vers une destination inconnue. Parfois très éloignée de sa façon de voir le monde et de l’entendre respirer.

Pour entrer dans l’univers végétal et animiste de Weerasethakul, il n’est pas utile d’emporter avec soi le Discours de la Méthode de Descartes mais il l’est de savoir se mettre au diapason de ses ondes alpha.

Moins film expérimental (*) que film centré sur une expérience développée en marge de toute logique narrative, « Oncle… » tente de cerner et de donner forme à un ressenti.

 

Celui d’un homme, apiculteur de son état - c’est-à-dire possédant le secret de fabrication d’un produit considéré longtemps comme insolite et prisé, sous la forme d’hydromel, des Dieux - qui sentant la mort proche convoque ses vies passées.

Avec la force magnétique d’un hypnotiseur de talent et la générosité teintée de retenue des Asiatiques, AW propose à celui qui a envie de le suivre de funanbuler de concert sur un fil tendu entre poésie et fantastique.

 

Et d’entrer avec lui dans un lent rêve hallucinatoire et exploratoire tiraillé entre physique et métaphysique, entre appartenance au monde terrestre et aspiration à quelque chose de plus élevé.

Il est tentant face à cette « promenade » empreinte de beauté, de mystère et d’émois d’évoquer le thème de la réincarnation propre au bouddhisme, philosophie dont se revendique le cinéaste.

Mais il est aussi tentant de se souvenir d’autres films qui évoquent, avec autant de singularité, les vertiges d’un homme en fin de vie. Et de penser à John Gielgud dans « Providence » de Resnais qui, lui aussi, plonge de façon fascinante dans des délires télescopant rêves et errances temporelles.

Enigmatique aussi le départ de Michel Lonsdale dans le film « Adieu » d’Arnaud Des Pallières qui, avec le même sens de la composition des plans et de l’espace que AW, mêle lyrisme et réalité concrète.

Œuvre qui réfléchit l’intensité de la vie intérieure du réalisateur, « Oncle… » réfléchit aussi la nôtre. Parce que, par son étrangeté énigmatique, elle sollicite notre participation pour insérer dans ses entailles un peu de ce nous-même qui donne sens à ce qui se passe sur l’écran.

Et ce qui s’y passe n’est pas toujours serein. Mais parfois cruel et sauvage. Rappelant qu’en incipit de son quatrième film, « Tropical malady », AW posait la phrase suivante « Nous passons notre temps à dompter notre nature animale, naturellement féroce ».

Je ne sais pas si « Oncle … » est un film à recommander. Je sais simplement qu’on peut en sortir apaisé. Comme après la projection du « Shara » de Naomi Kawase parce qu’elle permet à sa jeune héroïne de faire la paix avec des souvenirs douloureux.

A la fois apaisé et à la fois en doute. Comme après un voyage qui fut troublant. Et fatiguant.

Est-ce que le mysticisme qui imprègne le périple de Boonmee à travers la jungle jusqu’à son lieu de naissance (**) est spontané ou bien n’est-il pour reprendre une des dernières phrases du film de Resnais cité plus haut : « que la tentation quand la mort est proche de croire en quelque chose » ?

"Oncle …" a reçu la Palme d’Or au festival de Cannes 2010.

Dans sa chronique à chaud parue dans le Monde du 25 mai soit le lendemain du prononcé, Eric Neuhoff, dont la dent est souvent de piranha, écrivait : en consacrant « Oncle … » les jurés cannois perpétuent une tradition plus que trentenaire : on n’est pas à Cannes pour s’amuser.

Peut-être. Mais ils sont là aussi pour donner aux problèmes qui secouent la planète un écho. Au printemps 2010, la Thaïlande était en quasi état de guerre civile. Le noyau d’insurrection étant la région natale du cinéaste : l’Isan.

 

Peut-être aussi parce qu’ils se sont souvenus que pour Cocteau le cinéma c’est filmer la mort en marche. Et que dans cette optique, y-a-t-il meilleure incarnation du 7ème art que le dernier opus d’AW ? (mca) 

(*) à ce sujet le film suscite une féconde réflexion sur ce qu’est un film expérimental dans la mesure où « Oncle… » apparaissant surtout comme une radicalisation (plus qu’un approfondissement) du style du réalisateur, peut-on encore parler de cinéma façon Warhol ou s’agit-il plutôt d’une systématisation (un chouya redondante quand on en connaît la partition) d’un parti pris formel ?

(**) souvenons-nous que dans son très beau premier film « Un poison violent », Katelle Quillévéré osait l’audace de connecter le lieu de naissance à « L’origine du monde » de Courbet.