Deux regards - deux opinions
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NYMPH()MANIAC I & II

Lars von Trier

Charlotte Gainsbourg, Stacy Martin, Stellan Sarksgarg, Shia LeBoeuf, Christian Slater, Uma Thuman

240 min.
29 janvier 2014
NYMPH()MANIAC I & II

NYMPH()MANIAC I & II (FORGET ABOUT LOVE)

 

Durée… 110 min (I) et 130 min
(II)

Sortie… 01/01/2014 (I) et
29/01/2014

 

 

Non, Nymph()maniac n’est pas un
film pornographique ; il contient des scènes qui pourraient choquer les
pupilles chastes. Quelle est d’ailleurs sa réelle obscénité, mesurée à l’aune
de l’incessante débauche sexuelle, sentimentale, politique, financière et meurtrière
dont l’homme s’abreuve depuis des millénaires, sans jamais que sa soif ne soit
étanchée ?

 

Oui, ce film est résolument
provocateur, voire choquant à certains égards, mais il ne s’inscrit nullement
dans une démarche de provocation gratuite . Il ne s’agit pas là d’un
cinéma fast-food, et à ce titre, il doit se regarder bien au-delà des images. Il
mérite une distanciation critique pour être appréhendé à sa juste valeur.

 

Oui, Nymp()maniac dérange, mais
s’il dérange autant, c’est parce qu’il touche à la conscience fondamentale de
nos archétypes mentaux et à l’inconscience profonde de nos fonctionnements
psychologiques. Il confronte cruellement notre société à un déballage
pornographique qui s’affiche partout mais demeure castré par de vieux tabous. S’il
doit nous heurter, ce n’est nullement dans ses scènes sexuellement explicites ni
même dans sa violence masochiste mais bien dans ses attaques à l’encontre d’un
proxénétisme spirituel dévastateur. Car Nymp()maniac met bien plus en état de
choc en ébranlant le socle bancal de nos a priori culturels et en déracinant nos
déviances religieuses, qu’en mettant à nu la sexualité d’une femme malade. Il expose
et panse les plaies laissées par les pseudo-penseurs qui s’évertuent à voir le
Mal là où il ne l’est pas.

 

En réalisant Nymp()maniac,
Lars Von Trier prend le risque iconoclaste, avec les femmes qui portent ce
film, de soulever le joug d’une souffrance inutile en rendant grâce à la Femme
dans toute son intégrité et en l’appelant de manière criante à mettre fin à une
auto-flagellation insensée, induite depuis des millénaires par une religiosité hypocrite,
couronnée par les épines d’une culpabilisation intéressée. À travers ce film,
Von Trier ne fait pas de la Femme un objet. Que du contraire, il réifie le sexe
masculin en faisant de lui l’objet d’un plaisir sans amour qu’une femme malade,
et non mauvaise, s’offre par compensation. Une compensation qui l’amènera à
l’avilissement et au dégoût quasi suicidaire de soi.

 

Nymph()maniac. Un titre lourd
de signification duquel la lettre O a été gommée et remplacée par une
parenthèse. Un titre loin d’être anodin et qui dépasse largement le cadre
sulfureux dans lequel certains préfèrent l’enfermer. D’entrée de jeu, ce titre devrait
attirer notre attention sur les intentions du réalisateur. Les lettres de
l’alphabet n’ont en effet pas été choisies arbitrairement ; toutes
contiennent une richesse symbolique qui s’oublie dans l’écriture comme dans la
pratique de la lecture. L’absence d’une lettre, le O en l’occurrence, et son
remplacement par un autre signe, lui aussi très évocateur, doivent donc nous
permettre de reconsidérer les valeurs symboliques qu’ils véhiculent. Paradoxalement,
la disparition de la lettre O voit sa signification réhabilitée ; son
absence la révèle et nous rappelle à sa portée. En faisant place à une
parenthèse, à un O fracturé (), la lettre brisée dans sa plénitude génère un
sens nouveau au mot nymphomane.

 

Souvent combinée à d’autres
signes, la lettre O renvoie à une multitude de significations. Proche du zéro
(symbole ô combien riche), la lettre O, considérée seule, évoque, dans sa forme
circulaire, la bouche ; elle symbolise un tout fini, complet, autonome,
parfait, cerné par ses limites. Elle contient son propre espace ; elle est
contenu autant que contenant, et à ce titre, ouvre la possibilité de
l’enfantement (naissance de soi comme celle de l’enfant). Lacérée en son
centre, la lettre O perd sa plénitude et laisse la place à la vacuité. Or, Joe
est brisée par une fêlure qui l’amènera aux confins de la démence ; elle
est écartelée par un manque qu’elle compensera irrémédiablement par une
pratique sexuelle hors limites, laquelle ne fera que renforcer son évidement. Certes,
son corps s’exprime mais il lui parle trop et ne lui permet nullement d’assouvir
ses manques. Ce corps réduit à l’état de sujet non pensant la bâillonne et la
muselle dans toutes les autres dimensions de sa féminité. Ce n’est donc pas à
un hasard si la maïeutique entreprise avec Seligman (« homme béni »
en allemand) la fera renaître à elle-même : la parole sera libératrice ;
elle permettra non seulement à Joe de se réapproprier le livre de sa vie mais
aussi de devenir l’auteur de ses jours. Parallèlement, la () est le signe
évocateur du sexe féminin, mais un sexe incomplet, et ce, à deux égards :
considéré positivement il est le symbole de la matrice, l’espace ouvert de la
féminité en attente de fécondation ; envisagé négativement, il est
synonyme de vide et d’oubli (de soi). Il représente l’écartèlement ; il
est la porte ouverte sur le néant auquel conduisent les relations dénuées
d’amour. À cet égard, Nymph()maniac détient la force et la densité d’un trou
noir dans les énergies négatives qu’il met en présence, tout en faisant
rayonner les absences qui s’en dégagent positivement[1].
Se met ainsi en place une cosmologie individuelle dont l’éclatement et le sens
ne se dévoileront pleinement que dans la seconde partie du film. Enfin,
soulignons l’importance du sous-titre de Nymph()maniac : « Forget
about love »
et qui, dans sa seconde partie, aurait pu être : « Forgotten
by love ».

 

Revenons donc au point zéro de
l’histoire de Joe et à sa genèse. D’un point de vue psychologique, Joe se
construit, comme tout enfant, à travers les miroirs déformés et déformant de
ses parents : une mère au cœur sec incapable de tendresse et d’amour, un
père aimant qui l’adule au-delà de toutes limites et sourit (naïvement ?)
des pulsions libidinales d’une enfant en manque d’attention maternelle. Comment
dès lors se constituer en tant que Femme entière et équilibrée ? Comment
s’envisager en tant que femme aimante et digne de recevoir de l’amour lorsque
l’on en a été cruellement privée ? Comment donner son corps pour le fruit
de l’amour, comment faire gonfler son ventre pour qu’il se transforme en ce O
rond et plein, jaillissement de l’étonnement ? Comment devenir naturellement
Maman lorsque la personne qui aurait dû être un modèle et un miroir valorisant,
a lamentablement failli ?

 

Comment se voir autrement que
comme une force d’attraction libidinale, seul pôle positif dans sa
reconnaissance identitaire ?

 

Force n’est guère nécessité, certes,
mais pour Joe, le seul moyen de résoudre un complexe oedipien (rendu malsain
par une figure paternelle ambiguë) et de compenser l’absence de bienveillance
maternelle, sera de combler ce vide anéantissant par la recherche effrénée du
plaisir égoïste, dénué de désir en tant que dynamique existentielle, où l’amour
doit impérativement briller par son absence. Raison pour laquelle Joe se
transforme en Nymphe, en une créature qui engendre et élève des héros, en
une divinité de la naissance à l’héroïsme
.[2]

 

Dans un premier temps, c’est donc
la compensation qui est à l’œuvre. Une compensation maniaque caractérisée par
une exaltation sexuelle sans bornes où le sexe fort est relégué au rang de
l’utilitaire. L’homme déshumanisé, réduit à l’état de jouet sexuel, apparaît dès
lors comme un piètre héros, se targuant d’avoir la fleur au bout du fusil,
alors qu’en réalité lui-même et son « arme » sont manipulés par une jeune
femme insouciante et inconsciente de la portée de ses actes. C’est le temps de
l’excitation folle et déliée, c’est l’espace d’une énergie sexuelle hors
normes, c’est la soif inextinguible du plaisir, c’est la recherche effrénée et
paroxysmale de la jouissance. Traitée en première partie avec une apparente
légèreté au travers d’une poésie éthérée, d’une recherche intellectuelle,
esthétique et musicale, adoucie par des traits d’humour parfois grinçants, la
démence sexuelle et encore adolescente qui saisit Joe n’occulte pourtant nullement
la gravité de ses conséquences : la première scène du film tout comme la
violence des scènes impliquant la mort du Père préfigurent la désintégration
mentale à venir. L’ambivalence nympholeptique de l’élément aquatique, les
parallélismes dressés par Seligman entre le comportement de Joe et de la pêche à
la mouche, l’omniprésence de l’Arbre (symbole biblique non fortuit) sont autant
d’indicateurs jalonnant l’enfer de Joe.

 

La mort du Père (seule branche
à laquelle elle se raccrochait encore pour demeurer en équilibre) agira d’une
part comme catalyseur de la décompensation maniaque, et d’autre part comme
révélateur d’un complexe oedipien qui n’a pu trouver sa résolution. Les pulsions
libidinales ayant volontairement refoulé l’amour de soi et des autres, et exclu
le désir comme énergie constructive, s’avéreront vaines. Rien d’étonnant dans
ces conditions à ce que la jouissance sexuelle se tarisse lorsque Joe rencontre
l’amour en renouant avec son premier amant (le seul homme qui l’ait vraiment « soumise »).
Comment désirer pleinement l’autre, lui faire l’amour et s’accorder la joie de
la réciprocité alors que des années durant, elle s’est offerte une jouissance vaine
en se privant du droit d’aimer et de la dignité d’être aimée ? Enfin,
comment assumer la maternité d’un enfant né sur le sol sans racines du vide, du
manque et de la détestation de soi ?

 

La seule issue sera pour Joe
la punition d’elle-même et la froide vengeance qu’elle réserve à ceux qui ne
paient pas leurs dettes, fussent-elles créditées hors du champ sexuel. Une
punition mentale qui se traduira par une recherche de mutilation physique,
preuve masochiste du sentiment d’indignité qui la déchire. Les parallélismes
entre le martyre christique et celui que Joe s’inflige sont nombreux. Ils dénoncent
à l’évidence l’inutilité d’une souffrance trop souvent considérée comme
nécessaire pour accéder au salut. Mais au-delà de cette évidence, s’imprime en
filigrane un message beaucoup plus simple, beaucoup plus authentique : la
souffrance est inhérente à l’amour autant que le manque d’amour est souffrance.
Donner de l’amour, s’offrir le plaisir d’être aimé à sa juste valeur implique
la possibilité qu’un jour ou l’autre une part de soi soit enlevée lorsque ceux
que l’on aime s’en vont ou disparaissent au-delà du visible. C’est l’histoire
de la grande mort intérieure lorsque l’Amour disparaît. C’est là aussi l’ambivalence
de la Vie et de la Nymphe : donner naissance, c’est laisser à la mort la
possibilité inéluctable de survenir. Naissance de l’héroïsme personnel comme
naissance de l’enfant. Et dans cette perspective, Lars Von Trier fait tomber de
son socle d’airain l’icône de la Vierge Marie dans sa vision simpliste, celle d’une
femme qui aurait enfanté sans se donner sexuellement. Mais si Nymph()maniac
dénonce là aussi clairement la diabolisation millénaire de la femme en tant
qu’incarnation du Mal absolu, il rend grâce de manière beaucoup plus subtile à
l’immaculée conception. En ne faisant pas de Marie La femme intouchable qui aurait
donné la vie par l’opération du Saint-Esprit, il réhabilite la plénitude et
l’intégrité d’une femme qui a conçu un enfant de la manière la plus immaculée :
au travers de l’acte d’Amour.

 

Enfin demeure l’éternelle
question du Pardon. Une question à laquelle Lars Von Trier répond de manière
double et obscure : si Joe a la capacité de se pardonner en se
réconciliant avec l’un de ses frères d’arme, voire peut-être d’offrir son
pardon à son père à travers lui (il s’agit peut-être là de la scène la plus malsaine
du film), si elle accepte aussi souverainement de se soumettre à la violence de
celle qui a pris sa suite et au déchaînement du seul amant qu’elle ait jamais aimé,
le Pardon absolu, lui, ne peut être accordé aux hommes tant leur
incompréhension des êtres et du monde demeure immense.

 

Non, malheureusement ceux qui
crucifient Nymph()maniac en l’accusant de pornographie, ne savent pas ce qu’ils font.

 

( Christie Huysmans )

[1] Parlant du point zéro de
la Genèse, George Steiner évoque un signe qui par sa présence ou son existence,
indique l’absence. Il le compare au trou noir : « Pour emprunter un
terme à la cosmologie actuelle, nous n’avons aucune preuve directe des
incommensurables énergies de présence d’un trou noir, dont la masse centrale
est d’une telle densité que n’en sort aucune émanation. » De la Bible à
Kafka, Ed. Hachtte Littératures, George Steiner 1996, 2002 pour la traduction
française, p.49.

[2] Toute naissance étant en relation avec la mort, et réciproquement, la
nymphe suscite une vénération ambivalente où se mêle fascination et peur. Les
Nymphes, divinités des eaux claires, des sources et des fontaines sont réputées
voler les enfants et troubler l’esprit des hommes. Dans le développement de la
personnalité, elles représentent une expression des aspects féminins de
l’inconscient. Extrait du Dictionnaire des Symboles, Jean Chevalier et Alain
Gheerbrant, Ed. Robert Laffont/ Jupiter, édition revue et corrigée 1982, p.
682.