Berlinale 2018
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MUG

Malgorzata Szumowska

Mateusz Kosciukiewicz, Agnieszka Podsiadlik, Malgorzota Gorol, Roman Gancarczyk

90 min.
14 novembre 2018
MUG

Une foule silencieuse est agglutinée devant une grande surface commerciale et patiente dans un silence monacal. Dès l’ouverture des portes du grand magasin, hommes et femmes se déshabillent à la hâte et se précipitent, tels des possédés, vers des piles de cartons remplis de sous-vêtements en super promotion. Jacek et son beau-frère sortent victorieux de cette mêlée démentielle et reprennent la route vers la campagne à bord d’une minuscule voiture rouge, qui vibre au son tonitruant de Metallica.

De retour au bercail, la famille au grand complet est réunie autour d’un dîner animé où le boire et le manger abondent. Les discussions sont bruyantes, les rires et les blagues fusent de toutes parts. C’est toute la chaleur et la générosité d’une famille rurale qui se révèle à l’écran tandis que le personnage de Jacek se dévoile progressivement. Son goût immodéré pour le métal, son accoutrement vestimentaire détonnant, son envie de quitter la Pologne pour s’exiler en Grande-Bretagne, sa passion amoureuse pour la belle Dagmara dont il rêve de faire son épouse… toutes ces différences qui le font passer pour le « freak » de cette petite communauté traditionnelle qui, bien que s’amusant de ses frasques, l’affectionne néanmoins.

Incarnation de l’homme libre et du héros romantique, Jacek cristallise à lui seul le caractère hybride d’une jeune génération polonaise qui, bien que continuant à se conformer aux usages de la tradition (notamment religieuse), s’est très vite adaptée au capitalisme et, se moquant du qu’en dira-t-on, ne redoute guère de se comporter ni de vivre comme elle l’entend.

Dans cette perspective, on ne s’étonnera pas que cet homme, bien qu’anticonformiste, se rende docilement à la messe chaque semaine et qu’il œuvre à la construction d’une gigantesque statue du Christ [1], la plus grande jamais érigée et censée concurrencer celle du Christ Rédempteur de Rio de Janeiro.

Malheureusement, les voies du destin et de Seigneur étant impénétrables, les bras d’un Dieu omnipotent n’épargneront pas l’ouvrier d’une chute gravissime dont il sortira totalement défiguré. Bénéficiant d’une greffe du visage [2],- une première en Pologne -, il deviendra alors l’objet de curiosité de tous les médias et suscitera même l’intérêt de certaines marques de cosmétiques qui, ne perdant pas le nord, feront très vite de lui leur égérie.

Mais comment continuer à être soi-même avec le visage d’un autre ? Qui voit-on lorsque l’on se regarde dans le miroir ? Et surtout comment les autres perçoivent-ils cet homme qui, s’il est vrai, était déjà différent des autres avant son accident, fait désormais figure de bête de cirque ?

Avec cette tragi-comédie féérique, pleine d’une ironie diablement mordante, la pétillante Malgorzata Szumowska [3] démontre une nouvelle fois encore toute l’étendue de son talent, l’intelligence finement aiguisée qui est la sienne ainsi que l’ardeur de son inventivité. Brassant avec une harmonieuse habileté une multitude de sujets et de registres, la cinéaste polonaise parvient à croquer avec un humour incisif les travers d’une société polonaise toujours pleinement soumise à une risible bondieuserie ainsi qu’à la religiosité hypocrite d’une Eglise très influente, et ce, sans pour autant porter le moindre jugement de valeurs ni faire preuve d’un quelconque mépris ou de condescendance à l’égard de ses concitoyens. Que du contraire : si le constat social est acerbe, le regard embrassant ces petites gens simples à l’âme chaleureuse est quant à lui pétri d’une profonde tendresse et porte le sceau d’une sincère affection.

Ne s’excluant d’ailleurs pas elle-même de la spirale consumériste dévorante que son pays connaît depuis peu et qui est en passe de devenir un veau d’or planétaire, la cinéaste met d’entrée de jeu en exergue, à travers une scène d’ouverture ô combien métaphorique, un particularisme polonais très récent mais qui, a fortiori, est commun à de nombreuses nations depuis belle lurette. (Souvenons-nous à cet égard de ces récentes scènes de bousculade et de bagarre où des meutes de consommateurs français dévalisaient les rayons d’un supermarché afin de faire le plein d’une pâte à tartiner chocolatée vendue à moins 70%. Une « hystérie » collective qui a d’ailleurs amené le gouvernement français à prendre des mesures légales tout aussi délirantes visant à interdire certaines ventes au rabais)

Mais au-delà de l’allégorie sociale et de la critique religieuse et politique, « Twarz » est avant tout une fable humaine, un conte contemporain universel, au sein duquel son héros tragique interroge la justesse de nos perceptions, tant celles que nous avons de nous-mêmes que celles que nous nourrissons à l’égard d’autrui. Entre limpidité et approximation, quel crédit accorder à toutes ces impressions, à tout ce qui s’imprime littéralement en nous, fonde ou déconstruit notre appréhension de nous-mêmes et de nos rapports aux autres ? Jacek est-il encore totalement lui-même dès lors que son visage porte désormais l’empreinte d’un autre [4] ? Peut-on s’étonner de la réaction de cette mère qui ne reconnaissant plus physiquement son fils le croit possédé par le démon ? Et que dire de cette sœur aînée qui, avec une indéfectible fidélité, soutient son frère corps et âme, et ce, avant comme après l’accident. Un soutien dont l’intensité croît encore davantage après que celui-ci est devenu méconnaissable, comme si cette loyauté tenace constituait pour elle une manière de conquérir une liberté qu’elle lui avait longtemps enviée et dont elle n’avait pas eu l’audace de s’emparer plus tôt. La simple mais difficile liberté d’être authentique avec soi-même et d’être honnête avec les autres en dépit de toutes les normes sociales et autres pressions familiales.

Visuellement, la valeur hésitante et friable de la perception humaine transparaît magnifiquement à l’écran, et il faut ici souligner non sans emphase l’impressionnant travail d’orfèvre que réalise le cameraman Michal Englert, également co-scénariste du film, et avec lequel Malgorzata Szumowska collabore étroitement depuis ses débuts. Une symbiose artistique palpable à l’image, que la réalisatrice ne manque jamais de rappeler en honorant son fidèle collaborateur : « Sans Micha, je ne ferai pas grand-chose », a-t-elle déclaré à plusieurs reprises en conférence de presse. Une grande partie de la féérie du film tient d’ailleurs à la qualité esthétique et à la minute technique de la photographie, notamment dans quelques scènes au sein desquelles flou et netteté fusionnent en une alchimie quasi magique, tel ce moment onirique où le héros imagine sa bien-aimée revenir vers lui. Un véritable instant de grâce cinématographique qui fait de « Twarz » l’un des films inoubliables de la Berlinale 2018, lequel méritait amplement le Grand Prix du Jury !

Christie Huysmans

[1Cette statue monumentale existe bel et bien. Construite en 2010 à Świebodzin (dans l’ouest de la Pologne), elle mesure 36 mètres de haut, soit 6 mètres de plus que celle du Christ Rédempteur de Rio de Janeiro.

[2Le scénario s’inspire de la première greffe du visage réalisée au monde et effectuée en Pologne par le service d’oncologie de Glivice. La collaboration du patient ayant bénéficié de cette greffe, Grzegorz Galasiński, fut d’une aide précieuse pour l’élaboration du scénario.

[3Malgorzata Szumowska reçut l’Ours d’argent du meilleur réalisateur en 2015 pour « Body »

[4Pour la petite histoire, notons que le masque que porte Mateusz Kosciukiewicz a été fabriqué en Grande-Bretagne, et ne pouvait normalement être porté que 7 heures par jour. Mais les journées de tournage en Pologne atteignant les 15 heures quotidiennes, l’acteur se plia de manière assez spectaculaire à ces contraintes horaires. De plus, le maquillage nécessitait quant à lui 4 heures de travail. Soulignons également la remarquable prestation de Mateusz Kosciukiewicz (époux de la réalisatrice) qui, en dépit de la fixité de ses traits et aidé d’un seul œil, parvient à exprimer toutes les émotions qui animent son personnage.