Coup de coeur mensuel
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Coup de coeurLOVELESS (FAUTE D’AMOUR)

Andreï Zviaguintsev

Marianna Spivak, Alexeï Rozin, Matveï Novikov, Marina Vassilieva, Andris Keiss, Alexeï Fattev

127 min.
27 septembre 2017
LOVELESS (FAUTE D'AMOUR)

Après quatre longs-métrages inoubliables, Andreï Zviaguintsev signe avec Loveless un drame humain universel et bouleversant, un thriller sociologique inquiétant. Osons même le mot : un chef d’œuvre, car rien n’aurait pu être ajouté ni soustrait pour faire de ce film meilleur que ce qu’il n’est.

Si l’histoire semble simple, les réalités qu’elle révèle sont, quant à elles, bien loin de l’être. Quoi de plus banal aujourd’hui qu’un couple qui divorce, et où chacun se lance brutalement à la figure les débris d’une vie en commun suintant le ressentiment et la frustration ? Boris et Genia en sont arrivés à ce stade où le moindre échange de paroles se transforme en pugilat verbal. Au milieu du champ de bataille : Aliocha, leur fils. Un jeune garçon de douze ans, solitaire et rêveur, dont aucun des deux parents, déjà très occupés à reconstruire leur vie ailleurs, ne veut en assumer la garde. Un soir, les cris fusent, les mots sont d’une glaçante cruauté. Aliocha a tout entendu sans que ses parents ne s’en aperçoivent. La scène est terrifiante de douleur ; elle a la puissance d’un électrochoc qui hantera le spectateur bien au-delà du dernier souffle du film. Le lendemain, Aliocha disparaît. Sa tragique absence sera continuellement présente, émotionnellement palpable, jusqu’à la dernière seconde avec le tranchant d’une lame de rasoir.

Quoi de plus insupportable que d’être confronté à la souffrance muette, au cri étouffé, au chagrin incommensurable et silencieux d’un enfant qui se sent indigne d’être aimé ? Comment comprendre qu’une mère fasse preuve d’aussi peu d’affection et de tendresse à l’égard de son propre fils ? Comment expliquer qu’une maman rejette avec autant de violence son enfant ? Et que penser de ce père qui a tout l’air d’un irresponsable en fuite, et qui ayant trouvé refuge dans le giron d’une autre, s’imagine que reconstruire un nouveau foyer avec la venue d’un nouvel enfant suffira à évacuer les ruines du passé et à faire de lui un homme ? Comment et pourquoi ces parents se sont-ils mutés en monstres ?

En quelques minutes, nombreuses sont les questions à venir se heurter aux portes de notre esprit. Et confronté à une telle férocité, choqué par une réalité tristement humaine (et mise en scène avec une redoutable efficacité), il serait bien tentant pour tout un chacun d’émettre un jugement sans appel. Mais le génie d’Andreï Zviaguintsev nous en dissuade avec une habileté inouïe. Décadenassant progressivement les apparences, il parvient, au-delà de la singularité d’un récit ancré dans la Russie contemporaine, à nous immerger dans les intimes fêlures que l’humanité porte en elle de la naissance à la mort. Loin de se laisser aller à un constat de surface qui nous porterait à facilement condamner les failles de comportements odieux et choquants, le cinéaste russe dissèque l’invisible et nous invite à remonter jusqu’à la racine du mal, peut-être source de tous nos maux.

Faute d’amour. Mais à qui la faute ? Et d’où tire-t-elle ses origines ?

Loveless explore avec une puissance sismique l’intemporelle et peut-être originelle tragédie humaine, celle du manque d’amour. Cette bienfaisante fragilité qui, lorsqu’elle est comblée, nous fortifie et ajoute une dimension à ce que l’on est. Cette carence incurable qui lorsqu’elle n’est point comblée, nous diminue, voire nous anéantit. Ce moindre mal qui lorsqu’il se transforme en maladie fait parfois souffrir tout le long d’une vie. Mais comment donner et se donner de l’amour lorsque l’on n’en a été jamais pourvu ?

Dès la première seconde, Loveless s’ouvre symboliquement sur cette évocation tragique et c’est également sur elle, qu’à un détail près mais ô combien poignant, le film se refermera. La première impression qui se dégage est saisissante, et ce saisissement émotionnel doit sa force autant à l’image qu’au son. Composée par Evgueni Galperine1, la musique résonne comme un signal d’alerte, comme une quête obsessionnelle et interminable. Répétition minimaliste d’un même accord, cette complainte n’en est pas moins dynamique car sa progression s’intensifie jusqu’à la fulgurance. Crevant l’écran, la tonalité musicale, à mille lieues d’être illustrative, amplifie l’image, celle d’un arbre dont la troublante majesté inquiète autant qu’elle fascine. Symbole par excellence du cosmos vivant en perpétuelle régénérescence, l’arbre demeure et croît en s’abandonnant aux cycles des saisons. Point de jonction entre le visible et l’invisible où le ciel et la terre entrent naturellement en symbiose, l’arbre apparaît ici comme une puissante métaphore visuelle de l’humain considéré tant dans sa totalité et que dans son individualité. Il évoque autant les ramifications universelles de l’Humanité que l’interdépendance de ses composantes sociales ; il symbolise autant la généalogie familiale que la singularité de l’individu amené à s’ancrer dans le monde d’instant en instant. Mais qu’advient-il d’un être humain lorsque sa vie n’est point fertilisée par l’amour ? Sans cet humus essentiel, comment prendre racine et ne point demeurer enchaîné à l’arbre de la souffrance ? Sans ce terreau vital, comment croître, s’ouvrir à l’immensité du ciel et s’enraciner dans l’humanité ? Sans amour, la résilience et la régénérescence sont-elles possibles ?

Faute d’amour. Mais à qui la faute ? Et d’où tire-t-elle ses origines ?

Comme dans ses précédents longs-métrages, le cinéaste russe montre toute sa fascination pour la cellule familiale et la mystérieuse « mécanique » du couple. Analysée comme un microcosme vivant, la famille ouvre ainsi la voie à une radioscopie beaucoup plus large, celle de la société et, admet Zviaguintsev, de la société russe en particulier. Hanté depuis des années par l’idée de faire un remake de Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman (projet inabouti en raison de l’impossibilité d’en acquérir les droits), le réalisateur était en effet obsédé par l’envie de « transposer cette histoire en Russie, en russe, avec des personnages bien russes, des réalités bien russes ». C’est la découverte fortuite du mouvement « Liza Alerte2 » par Oleg Neguine (fidèle co-scénariste du cinéaste depuis ses débuts) qui fut l’élément détonateur à l’écriture de Loveless, soit l’interaction entre l’explosion d’une famille et une association de bénévoles singulièrement russe.

Cependant si le talentueux cinéaste ne se prive guère d’épingler les travers qu’il considère comme propres à la Russie contemporaine (l’attaque est toutefois beaucoup moins frontale et moins cinglante qu’elle ne l’était dans Léviathan), il nous oblige aussi indirectement à nous demander en quoi nos sociétés et nos états démocratiques sont fondamentalement si différents. Notre conscience citoyenne et notre éthique politique peuvent-elles se prévaloir d’une plus grande noblesse ? Sommes-nous plus éclairés quant à la nécessité de nos besoins réels et plus lucides face à nos désirs essentiels ? Nos élans moraux ou religieux sont-ils moins mensongers qu’une orthodoxie d’apparat dont les simulacres ne font que maquiller une amoralité patente ? Notre crédo matérialiste « J’ai, donc je suis », accouplé à son jumeau consumériste « Je consomme, donc je suis », tous deux relayés voire amplifiés par un discours politique qui a fait du pouvoir d’achat son maître-mot ont-ils des effets moins dévastateurs chez nous ? Notre dogmatisme capitaliste qui, dans ses formes les plus intégristes, vise à imposer sa suprématie comme seule, unique et vraie religion économique est-il moins tyrannique ? Sommes-nous humainement plus attentifs au monde qui nous entoure, et nous montrons-nous socialement plus solidaires ?

La noirceur du tableau pourrait s’étendre sur des pages. Cependant, fait saillant et suffisamment significatif pour être relevé, le mouvement Liza Alerte apparaît dans Loveless comme une éclaircie, voire comme une lueur d’espoir, aussi infime soit-elle. Car quand bien même cette association est-elle née d’un abandon (celui d’une police missionnée pour protéger l’Etat contre les citoyens et à les séparer du pouvoir), sa création semble être le signe non négligeable d’une prise de conscience de la société civile en matière de solidarité. Le mouvement n’est certes en rien révolutionnaire mais il a au moins le mérite de nous rappeler cette prodigieuse arithmétique selon laquelle l’Humanité, lorsqu’elle se rassemble, constitue un Tout dont la somme est infiniment supérieure à la juxtaposition des individus séparés qui la compose.

C’est certes sans angélisme qu’Andreï Zviaguintsev nous livre son autopsie de la nature humaine et de son âme contemporaine, mais aussi sombre peut-elle sembler, cette douloureuse dissection n’en est pas pour autant dénuée de compassion, ce qui mérite bien un grand coup de cœur !

Christie Huysmans

1 On relèvera le talent d’Evgueni Galperine qui a entièrement composé la musique à l’aveugle (sans avoir vu une seule image du film) avec pour seule base de travail le sujet du film.

2 L’association Liza Alerte a été créée en 2010 et est composée de bénévoles qui recherchent des personnes disparues de tous âges, des enfants aux séniors. En 2016, Liza Alerte a été sollicité pour retrouver 6150 personnes dont 1015 enfants, et en a retrouvé 89%. Pour des raisons de principe, l’association n’accepte que des dons en nature (véhicules, équipement, vêtements, torches, talkies…).