Alexeï Serbriakov, Elena Liadova
Drame à la mesure du pays dont il émerge, le Léviathan d’Andreï Zviaguintsev nous plonge dans les entrailles de ce monstre sous-marin et diabolique qu’est l’État lorsque, corrompu jusqu’à la moelle, il en vient à réduire l’homme à l’état d’esclave et de prisonnier des lois. En resserrant avec maestria les ficelles de plusieurs intrigues, ce film puissant et noir, bien que teinté d’un humour à l’efficacité acide, a l’audace de dévoiler le visage d’un Pouvoir tentaculaire qui s’immisce dans tous les interstices de la vie publique ou privée. Dissimulés derrière le crêpe dentelé de lois opaques et tissées selon le bon vouloir de quelques élus, les Juges, serpents de la suprématie absolue, se muent en demi-dieux en rendant une justice aussi implacable que parodique. Quant aux garants du pouvoir spirituel, c’est en faisant fi de de toute orthodoxie qu’ils règnent en maitres à penser.
Photographie panoramique d’une société malade, Léviathan embrasse l’âme russe dans toute son immensité. Des images splendides filmées dans un décor naturel qui en impose par sa majesté glaciale, une mise en scène magistrale, des personnages forts, incarnés par des acteurs qui ne commettent aucun faux pas, un scénario en béton armé (primé au dernier Festival de Cannes), une sobriété sentimentale qui ne se prive toutefois pas de l’exaltation festive ou triste que suscite l’alcool (en toutes circonstances, la bouteille de vodka n’est jamais loin)…tout concourt à faire du quatrième long métrage de Zviaguintsev, un film Total.
Face à l’omnipotence d’un politicien responsable de tout, sauf du bien-être de sa communauté, Léviathan fait de Kolia, son personnage central, un héros tragique qui, tel Job, aura à subir tous les assauts de son humaine condition. « Tireras-tu Léviathan avec un hameçon, et lui serreras-tu la langue avec une corde ?... Essaie de mettre la main sur lui : souviens-toi du combat et tu n’y reviendras plus. Nul n’est assez hardi pour provoquer Léviathan : qui donc oserait me résister en face ? »[1] Andreï Zviaguintsev a, à plusieurs égards, la hardiesse, le talent et l’intelligence subversive d’un grand réalisateur.
Convoquant l’État transcendant (car censé dépassé le clan ou la tribu) tel que Thomas Hobbes l’a théoriquement construit en 1651 dans son Léviathan , Andreï Zviaguintsev ne manque pas de dénoncer avec sang-froid la trompeuse perversité
de cet État-Machine, de cet État-Dieu mortel qui, sous le couvert d’une garantie de paix et de sécurité, contraint l’individu à renoncer à sa liberté et à sa volonté. Explorant les limites de cette transcendance étatique et théorique qui fut considéré par la plupart des philosophes modernes comme un pur artefact, le réalisateur russe se fait subrepticement l’écho des détracteurs de Hobbes et de ceux qui, après lui, ont tâché de penser l’Etat. « Si dans une cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous l’empire de a terreur, on doit dire non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n’y règne pas. La paix n’est pas l’absence de guerre . », jugea Spinoza dans son Traité Politique . « La sécurité qui règne dans ce grand Léviathan ne vaut pas mieux que celle dont on jouit dans une prison »[2], estima Rousseau.
Mais au-delà du chaos politique induit par un système mafieux, Andreï Zviaguintsev décortique avec habileté, comme il l’avait déjà fait dans ses précédents films[3], les relations interpersonnelles qui se jouent au sein d’une famille (ici le couple et la relation houleuse qui oppose un fils à sa belle-mère) mais il en élargit ici le cadre en les insérant au sein d’une petite communauté où tout finit par se savoir et se dire.
Drame politico-social, tragédie familiale et sentimentale, Léviathan est un Grand film au centre duquel palpite l’ardeur d’un homme qui se bat pour sa liberté, et au travers duquel résonne les silences d’un peuple (et le peuple russe n’est pas une exception) qui, fixant l’horizon du Temps, guette l’apocalypse d’un Etat qui, telle la carcasse d’une baleine, échouera, si Dieu le veut !, sur les rivages d’une mer glacée.
Paradoxe de l’histoire, ce film fut subventionné par le Ministre de la Culture Russe mais la censure du gouvernement Poutine tenta d’en interdire l’exploitation sur son territoire en raison de propos considérés comme blasphématoires. Mais comble de l’ironie, Léviathan représentera la Russie aux Oscars... À l’instar d’un des personnages du film qui prend pour cible les portraits des présidents russes pour s’exercer au tir mais qui préfère s’abstenir de canarder son actuel Président en raison d’un « manque de recul historique », osons croire que Vladimir Poutine avait lui aussi manqué de recul pour tirer à boulets rouges sur Léviathan . Décidément, Nul n’est assez hardi pour provoquer Léviathan !
( Christie Huysmans )
[1] Livre de Job 40-25, 41-2. Il est aussi fait mention du Léviathan dans les Psaumes et le livre d’Isaïe.
[2] Citations extraites du Grand Dictionnaire de la Philosophie, Larousse CNRS Éditions p.381.
[3] Andreï Zviaguintsev réalisa Le retour (2003), Le bannissement (2007) et Elena (2011).