Toni Servillo, Daniel Auteuil, Lambert Wilson, Connie Nielsen, Pierfrancesco Favino,
Moritz Bleibtreu, Marie-Josée Croze, Johan Heldenberg.
Deux ans après Viva la libertà !, Roberto Andò (lire notre interview) nous revient avec un film politique et spirituel. En termes de registre, le réalisateur italien change radicalement son fusil d’épaule. Si son précédent long-métrage tenait de la comédie humaine ainsi que de la satire, et usait à ce titre d’un humour jubilatoire pour mettre en exergue la perte du sens de l’idéal politique tout en insufflant un vent d’optimisme et d’espoir, le ton est ici beaucoup plus grave et bien plus mordant. Le constat est sombre, alarmant sans être pour autant alarmiste ou totalement pessimiste. L’espoir subsiste toujours mais il nécessitera un effort de toutes les consciences.
Bien que les deux films puissent se regarder et se comprendre séparément, il est incontestable que Le Confessioni (titre qui fait écho aux Confessions de Saint-Augustin) s’inscrit dans la continuité de Viva la libertà !. Déjà en 2014, Roberto Andò ne manquait pas de pointer du doigt la médiocrité de nos hommes politiques ainsi que leur impuissance. « Si un homme médiocre veut devenir quelque chose aujourd’hui, il devient un homme politique », nous avait-il confié lors d’un entretien accordé à l’époque, et il poursuivait en ces termes : « La politique est devenue un simulacre. Vue sous un angle anthropologique, (et c’est là une évolution qui n’a pas encore atteint son point définitif), la politique fonctionne comme une tribu qui continue à appliquer ses rituels alors que ceux-ci n’ont plus aucune raison d’être ».
L’amorce d’une réflexion ne se limitant pas à la seule Italie était donc déjà bel et bien à l’œuvre, et celle-ci prend dans Le Confessioni la forme d’un polar philosophique, voire d’un thriller spirituel dont le scénario et le développement pourrait faire songer de prime abord à un roman d’Agatha Christie. Mais que l’on ne s’y trompe pas : le drame qui se joue dans Le Confessioni n’est qu’une illusion, un prétexte, un épiphénomène symbolique, qui donne l’occasion à Robeto Andò de nous ouvrir l’esprit à une parabole à la fois incisive et humaniste.
Le propos pourrait se résumer simplement : Daniel Roché (Daniel Roché), Directeur du F.M.I, a organisé un sommet dans le prestigieux et luxueux Grand Hotel Heiligendamm, un lieu à l’architecture très monacale, qui, très ironiquement, accueillit le sommet du G8 en juin 2007. Autour de la table se retrouvent ainsi les Ministres de l’économie et des finances des grandes puissances mondiales auxquelles viennent s’ajouter quelques trouble-fêtes : une romancière, un chanteur et enfin l’élément le plus perturbateur qui soit, un moine (Toni Servillo). À quoi tiennent les enjeux de ce sommet ? La réponse nous est en partie fournie d’entrée de jeu par la Ministre canadienne qui, citant les paroles de Daniel Roché, affirme : « Nous trompons le monde avec de l’espoir ; la moindre des choses que nous puissions faire est de lui rendre cette illusion ». Il ne fait donc nul doute que ce sommet sera placé sous le signe du cynisme. Mais pourquoi avoir convié un moine à ce conciliabule ? L’idée est du Président du F.M.I, qui souhaite se confesser. Le lendemain de cette confession, Daniel Roché est retrouvé mort. Meurtre ou suicide ? L’élucidation de cette mort violente préoccupe relativement peu les participants, lesquels s’intéressent bien plus au contenu de l’entretien que Roché a eu avec le moine. Mais tenu au secret de la confession, Roberto Salus se retranche dans le silence en dépit des pressions qu’il subit de toutes parts.
Le silence et les mots. C’est peut-être au centre de cette apparente et illusoire antinomie que le film prend tout son sens car, tout d’abord, il y a comme toujours chez Roberto Andò, cette maîtrise parfaite du verbe, cette attention aussi précise que poétique aux mots. Cette excellence littéraire, tissée avec le suc de l’intelligence et riche en intertextualité, donne ainsi lieu à de magistraux dialogues, notamment entre un Toni Servillo brillant de sobriété et un Daniel Auteil diaboliquement lucide et sardonique. On soulignera à cet égard la confrontation majeure à laquelle se livrent ces deux hommes lorsqu’ils opposent leur conception du Temps et sa « trompeuse » aporie. C’est ainsi que face à un homme de pouvoir qui, s’imaginant capable de tout maîtriser, n’aime pas perdre de temps, et qui, systématiquement, cherche à abolir le présent pour faire place au futur, s’élèvera calmement et avec parcimonie la voix d’un intellectuel et d’un humaniste pour qui le Temps, en tant que variable de l’âme, n’existe pas. Chacun pourra ainsi y retrouver synthétisé avec une concision exemplaire le rayonnement de la pensée de Saint-Augustin. Soit une pensée qui demeure toujours très actuelle, et qui si l’on veut la résumer hâtivement, nous amène à faire le deuil de notre mort si l’on veut accueillir la vie dans toute sa plénitude.
Pourtant, en dépit de l’énergie philosophique qui circule dans Le Confessioni, il ne pourrait être reproché à Roberto Andò de se complaire dans un intellectualisme abscons. Le ton ne fait pas la part belle au verbiage ; les répliques fusent avec fluidité, et lorsque celles-ci ont la qualité de la brièveté et de l’ironie, elles ont la force d’un couperet.
On ne s’étonnera dès lors pas que le cinéaste italien fasse fi de toute langue de bois dans son exploration de la nébuleuse économique au sein de laquelle évoluent ceux qui nous gouvernent ou croient gouverner le monde. Une nébuleuse financière régie par des équations mathématiques susceptibles de n’être que des coquilles vides mais capables de renflouer les marchés avec du vent. Compte tenu de cet état de fait, comment encore s’étonner que la démocratie ait été réduite à une peau de chagrin ? La démocratie est un mensonge, constate l’un des protagonistes. Elle est devenue un conte de fées écrit par le bla-bla vide et incessant d’hommes politiques qui ne sont autres que des âmes mortes, des hommes d’affaires, des illusionnistes, victimes de leurs propres illusions, car plus que quiconque ils ont besoin de croire qu’ils peuvent gouverner ce qui ne se voit pas.
Quant au rationalisme de la gouvernance capitaliste, en ayant perdu le sens des mots et de la réalité qu’ils sont censés couvrir, il en est devenu nihiliste. Le monde est injuste, c’est là une donne incontournable depuis la nuit des temps. Famine et pauvreté sont les ingrédients du progrès. Détruire pour préserver, telle est la marque de fabrique du capitalisme. Le constat qui nous est livré semble sans appel.
Mais a-t-il atteint un point définitif ou un point de non-retour ? Et surtout existe-t-il la moindre planche de salut pour s’en sortir ?
La réponse se situe dans les silences que le film laisse planer. Des silences qui comparés au tohu-bohu mensonger du langage politique dominant, sont lourds de sens et offrent à l’esprit un espace de la liberté, celui de se distendre à l’infini.
Sans jamais se montrer moraliste ou impudent, le réalisateur italien nous invite donc à faire silence et à demeurer à l’écoute de son éloquence. Et quel est le plus grand et le plus vaste silence que l’on puisse trouver si ce n’est celui que l’on veut bien entendre en soi-même ?
Certes la rhétorique du silence est souvent chaotique et sujette à la contradiction, mais de ce chaos ne naissent-elles pas la fertilité et l’intelligence du doute ?
Le Confessioni apparaît donc plus comme un appel au spirituel que comme un cri d’alarme désespéré dénonçant le secret de polichinelle qui meut l’économie politique actuelle. Il s’agit bien plus d’une clameur apostrophant l’esprit, son (r)éveil et sa capacité à interroger, dans la solitude, ce qu’il sait intimement avec lui-même (ce que l’on nomme communément « sa conscience »). Cependant dans cet exercice, il semblerait bien que toutes les théories moralisatrices ou les utopies consolatrices ne lui seront guère d’aucune aide. Car l’effort consistera peut-être, à réfléchir par-delà le bien et le mal1 et y trouver une esthétique du dedans2, seule capable de déterminer en toute sincérité ce qu’il est juste de faire.
Mais ce tremplin spirituel sera-t-il possible sans que l’homme ne renoue avec son amour de l’humanité et sa capacité de bienveillance ? (Une bienveillance à laquelle Roberto Andò préfère le terme de pitié et qu’il définit comme la capacité humaine à comprendre l’autre, en ce compris son ennemi).
Faut-il considérer comme une juste prophétie cette phrase attribuée à Malraux : « le troisième millénaire sera spirituel ou ne sera pas » ?
L’avenir nous le dira ou pas.
(Christie Huysmans)
1Par-delà le bien et le mal, Friedrich Nietzsche (1886)
2L’expression est du poète Pierre Reverdy dans Le Livre de mon bord et fait référence à sa définition de l’éthique.