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Coup de coeurFISH TANK

Andrea Arnold (Distributeur : Cinéart - G.B.)

Avec Michael Fassbender, Rebecca Griffiths, Katie Jarvis, Kierston Wareing

122 min.
21 novembre 2009
FISH TANK

Pour être libre, il faut mourir (un peu).

Immergé dans la vision de Fish Tank, le deuxième film d’Andrea Arnold après le surprenant et envoûtant Red Road (Caméra d’or au Festival de Cannes en 2006), on pourrait d’abord croire être confronté à un récit initiatique simple et efficace. Dans une banlieue anglaise entre immeubles gris et terrains vagues, Mia (l’extraordinaire Katie Jarvis) est une jeune fille de quinze ans marginale, douée d’un regard acerbe et distancié, ne vivant que pour des instants de grâce et de liberté pendant lesquels elle danse, seule, dans des appartements vides. Mais son univers est bouleversé lorsqu’elle se retrouve confrontée à l’apparition soudaine de Connor (Michael Fassbender, sublimé par la caméra d’Arnold), l’amant de sa mère, qui pose enfin un vrai regard sur elle, l’extirpant de sa transparence. Oscillant entre rejet et attraction, Mia se fait apprivoiser par ce père de substitution en puissance qui devient très vite un objet du désir, aux paroles de miel et au corps fascinant ; Connor est le rêve californien de Mia, à l’instar de la chanson de Bobby Womack qu’il lui fait découvrir et qu’elle finit par s’approprier. La désillusion n’en est que plus cruelle, lorsque l’imposture est finalement révélée au grand jour, ne laissant à Mia que le choix de grandir et d’entrer dans un nouveau rapport au monde.

Pourtant, en repensant au film d’Arnold après sa vision, il est clair que Fish Tank est bien plus qu’un simple récit initiatique. Dès les premiers plans, la réalisatrice instaure une atmosphère unique, qui se dessinait déjà dans Red Road ; le film s’ouvre sur Mia, le corps cassé en deux, haletante et repliée sur elle-même, comme à chaque moment du film où elle sera écrasée par le poids des événements. Seule la danse (une danse pourtant un peu systématique, comme coincée, sans envergure) libère ce corps de ses propres contraintes physiques et morales ; c’est, pourrait-on croire, l’élément déclencheur du désir, mais aussi de la réconciliation. Pourtant, la danse se révélera aussi n’être qu’une illusion lorsqu’elle est pratiquée pour autrui ou projetée dans des rêves de jeunes filles (un casting qui cache la réalité sordide d’une boîte de strip-tease). Car aussi dure soit-elle et quelle que soit la violence qu’engendre son corps (à l’image du coup de tête assené à une de ses camarades dans les premiers plans), Mia n’est qu’une enfant, recroquevillée sur le divan de sa mère, le visage mis à nu sans son maquillage, prête à croire aux faux semblants, comme une fillette, malgré ses sourcils froncés.

C’est frappant, limpide : Arnold filme les corps et le désir comme personne, maîtrisant toutes les implications d’un regard posé sur autrui. Mia qui regarde d’un air méprisant et stupéfait ses ex-copines se trémousser sans aucun charme sur de la musique hip hop, lorgnés par leurs comparses masculins. Mia qui se liquéfie dans la vision du corps à moitié nu d’un Connor qui s’exhibe, épiant, à moitié endormie, ses moindres gestes ou qui joue les voyeures devant des ébats sexuels de sa mère et de son amant. Mia encore, dont le regard surplombe sa cité et ses aléas (tout comme son alter-ego, le personnage féminin qui scrutait les images des caméras de surveillance dans Red Road), sa mère dans un état d’ébriété systématique, Connor retournant chez lui ou encore le vieux cheval blanc enchaîné qu’elle veut libérer, sans succès. Car, comme en témoigne le destin du cheval, il faut mourir (un peu) pour se libérer de ses chaînes. Mia ne s’affranchit de ses contraintes qu’en se confrontant à une prévisible vérité, annoncée depuis l’apparition de Connor dans son univers, puis en accumulant les actes pulsionnels pour se détacher d’elle-même et de cette réalité sordide et violente qui l’entoure.

Le film d’Arnold touche au sublime d’une apparente simplicité et d’une approche visuelle des sens et de la sensation. Le rythme du film repose sur cette réorganisation par les sens, refusant les attentes temporelles du cinéma classique ou la construction d’un suspense narratif traditionnel ; c’est, d’une façon éclatante, évidente, le regard d’une femme qui s’articule ici, imposant une temporalité née du corps, de ses mouvements, de ses expériences (des pas de danse esquissés, à la pêche à mains nues dans la rivière, jusqu’au débordement sexuel qui fait tout basculer). C’est le temps interne du corps de Mia qui dicte sa propre narration, mais aussi son regard mi-naïf, mi-intransigeant, posé sur le monde qui l’entoure et qu’elle finira par quitter pour des horizons plus clairs, loin des rêves californiens. 

( Muriel Andrin - Université Libre de Bruxelles )