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EYES WIDE OPEN

Haim Tabakman (Israël - Distributeur : Cinéart)

Zohar Strauss, Ran Danker, Ravit Rozen, Tinkerbell, Tzahi Grad, Rabbin Vaisben, Isaac Sharry

90 min.
2 décembre 2009
EYES WIDE OPEN

L’idée du passage tient de l’évidence dès le premier plan du film ; un homme (Aaron, interprété par Zohar Strauss, au regard intense et habité par le rôle) tente, sous une pluie battante, d’ouvrir une porte coulissante en fer solidement fermée par un cadenas. Sur la porte, une affiche publique annonçant la mort de son père, affiche qu’il décolle et dépose délicatement sur une table, une fois entré dans la boucherie abandonnée. La pluie, la porte, qui finit par céder, la silhouette habillée de noir, jusqu’à chaque morceau de viande pourrie qu’Aaron doit jeter, sont autant de signes du deuil et de transition vers un autre état, celui d’un homme qui a perdu son père et qui, lui-même enfermé dans sa vie et ses croyances, s’apprête à accueillir l’éveil. Epoux de Rivka et père de famille, vivant selon les rituels d’un quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem, Aaron hérite de cette boucherie casher, à laquelle il semblait prédestiné. Ezri (l’angélique Ran Danker), fraîchement arrivé en ville pour retrouver un amant qui refuse à présent de lui parler ou de le voir, débarque dans sa vie. Entré au hasard dans sa boucherie pour échapper à la pluie et téléphoner, Ezri va jouer les apprentis et s’infiltrer dans le quotidien, s’imposant au regard d’Aaron, d’abord strict puis progressivement séduit par le charme de son hôte. Tout bascule dans l’eau d’un bain rituel sacré et partagé, pratiqué en dehors de la ville, à l’abri des regards et des jugements, où les deux hommes dénudés finissent par s’abandonner.

« Pourquoi Dieu a-t-il créé le désir ? ». Cette phrase, émise par Aaron confronté à l’émotion qui grandit en lui, structure le film d’Haim Tabakman ; il suit le tracé sinueux de l’irritation aux tremblements physiques, mais surtout de la rigueur de sa foi et l’acceptation de cette rencontre comme d’une épreuve envoyée par Dieu au fait même de succomber et de se laisser emporter par le désir. Refusant de s’adonner à un récit emprunt d’un sensationnalisme attendu, Tabakman plonge ses personnages au cœur d’un environnement radicalement intolérant, et suit leur évolution, leur transformation progressive mais vouée à l’échec. Bâti selon une esthétique rigoureuse, ses cadres sont fixes, fruit d’une composition minutieuse, cadenassant délibérément la réalité des personnages à l’image de la société cadrant cette attraction et cet amour interdits, transgressifs et qui tente de le contenir à tout prix, même celui de l’effacement des êtres. La leçon tient en un seul plan sublime ; Aaron et Ezri, en crise devant la boutique du père, et une camionnette qui nous coupe la vue un instant, reflétant dans ses vitres les hommes de la synagogue, adossés au mur d’en face, menace palpable et virulente d’une communauté refusant la différence, qui les épie et qui les juge.

« Dieu a créé Ezri ». Cet aveu, ce cri du cœur, est glissé dans une conversation avec le rabbin dans la voiture d’Aaron, alors que la caméra filme les rues de Jérusalem, comme si elle se détournait volontairement de l’émotion qui envahit, submerge littéralement le personnage. Tabakman jongle avec les extrêmes jusqu’à l’épuisement, comme le démontre le clash entre politique du non-dit (entre Aaron et sa femme, Aaron et lui-même) et l’étalage d’une parole diffamatoire (qui s’étale sur les murs, sur les affiches annonçant les morts et les crimes, comme une salissure). « J’étais mort. Maintenant je vis » affirme Aaron au plus fort de sa passion pour Ezri. Le film de Tabakman, d’une admirable sobriété qui force l’admiration, est finalement et avant tout, une histoire simple, sans fioriture ou débat, qui nous entraîne sur le chemin d’une résurrection puis d’une disparition annoncée, au milieu des débris causés par une société incapable d’ouvrir les yeux sur ses propres désirs.

( Muriel Andrin- Université Libre de Bruxelles )