Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby, Vincent Rottiers
Palme d’Or de la 68ème édition du Festival de Cannes, Dheepan , librement inspiré des Lettres Persanes de Montesquieu, a largement divisé la critique et refroidi la frénésie des festivaliers. Et pour cause, le film du réalisateur français, habitué à fouler le tapis rouge et distingué en 2009 pour Un Prophète , a de quoi déconcerter.
Innovant sur le fond et formellement abouti, Dheepan tient certes ses promesses durant sa première partie mais s’avère décevant après une soixantaine de minutes.
La première scène du film embrase indéniablement l’écran : Dheepan, un combattant de l’indépendance tamoule, un Tigre, allume un bûcher pour les victimes de la guerre civile. La poésie photographique de la mise en scène et l’économie narrative des premiers plans subliment sans conteste la brutalité d’une guerre qui, jusque-là n’avait pas encore connu de représentation cinématographique. En dehors du documentaire, le conflit sri lankais s’est en effet tenu sur la margelle de notre actualité et l’exil Tamoul n’avait pas été encore exploré sur le plan de l’intime. En s’aventurant sur ce terrain, Audiard prend le pari audacieux de révéler l’urgence de la fuite et de s’immiscer dans ses fibres les plus encaissées, et ce, sans faire de son long-métrage un film sur la houleuse question de l’immigration. Il se garde bien de soulever les débats les plus saumâtres sur le sujet, et cela demeure à son honneur.
L’originalité de Dheepan tient aussi et surtout au subterfuge mis en place par l’ancien rebelle, qui, pour obtenir plus aisément l’asile politique, se constitue une famille de fortune. Une famille composite engendrée par la nécessité et au sein de laquelle une fausse épouse, Yalini et une enfant d’emprunt, Illayaal, devront trouver leur place et construire des liens interpersonnels bien peu évidents. En multipliant les points de vue de ces trois exilés sur l’étranger et en intériorisant avec une grande subtilité la double intégration à laquelle chacun doit faire face, Audiard se glisse habilement tant dans les failles du relativisme culturel que dans les blessures individuelles suscitées par la guerre et l’exode. En couplant les affres d’une cohabitation forcée au désenchantement provoqué par une Terre Promise qui ne coïncide en rien à une vision onirique de l’Eldorado européen, le cinéaste offre sans conteste une chronique socio-familiale originale et psychologiquement intéressante.
Malheureusement, en cours de route, Audiard incise dans son sujet une violente rupture narrative et opère un virage de genre où les clichés sont gros comme des buildings de banlieue. De la subtilité, on passe à la grossière caricature. Dès l’intrusion d’un caïd revenu au bercail après un séjour en prison, Dheepan commence à sentir le roussi. Vincent Rottiers en chef de gang bien peu crédible culmine sur les sommets de la fausseté, et il est bien regrettable que le réalisateur abandonne la piste d’une résurgence du conflit tamoul au cœur de la cité française (une scène confrontant Dheepan à un ancien colonel tamoul qui souhaite relancer la rébellion dans son pays). Dheepan prend alors la tournure d’une guérilla urbaine chaotique et brouillonne qui goudronne sans aucune nuance la société française. Le réalisateur a déclaré lors de la conférence de presse cannoise avoir voulu faire un film de vigilante, revendiquant ainsi une distance politique quant aux thèmes esquissés à travers le parcours de ses protagonistes. Mais dépeindre la banlieue comme une nouvelle zone de guerre gangrénée par les gangs et les trafiquants de drogue, et faire brusquement de son héros un Rambo embrasé par le sentiment de vengeance, était-il dans ce cas opportun ? Si l’on ajoute à cela le fait qu’Audiard dit se réclamer des Lettres Persanes de Montesquieu lequel avait, pour rappel, l’objectif de critiquer la société française dans les années de déclin de Louis XIV, on peut douter de la bienveillante neutralité politique dont le cinéaste prétend se réclamer. En délaissant brutalement et de manière foutraque la question du regard sur l’altérité chère à Montesquieu, le réalisateur s’abandonne à la facilité et parvient à en faire douter plus d’un quant à l’intégrité et à la pertinence intellectuelle de sa démarche.
Quant à son épilogue, que d’aucuns auront peut-être la tentation d’interpréter comme une envolée onirique, elle risquera d’être considérée par d’autres comme un appendice inutile frisant le ridicule.
Reste au crédit d’Audiard d’avoir trouvé un casting d’acteurs qui en étaient tous à leur première expérience cinématographique (la jeune Claudine Vinasithamby est une époustouflante révélation) mais qui sont parvenus à rivaliser haut la main avec les habituelles stars de la Croisette.
( Christie Huysmans )