Berlinale 2020
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DAU. NATASHA

Ilya Khrzhanovsky et Jekaterina Oertel

Natalia Berezhnaya, Olga Shkabarnya, Alexandr Bozhik, Alexei Blinov, Luc Bigé

145 min.
1er décembre 2020
DAU. NATASHA

Natasha dirige la cantine d’un institut de recherche soviétique secret des années 50. Cette cantine est le centre névralgique de l’univers clos de DAU. Tout le monde s’y rencontre : employés de l’Institut, scientifiques et invités étrangers. Le monde de Natasha est divisé entre les exigences de la cantine pendant la journée et les nuits alcoolisées qu’elle passe avec sa jeune collègue Olga avec laquelle elle entretient une relation ambivalente, notamment lorsqu’il s’agit d’évoquer leur histoire amoureuse. Dans cet univers claustrophobique, les moments d’évasion sont rares. Aussi lorsque Natasha commet l’erreur de s’abandonner dans les bras d’un scientifique étranger, celle-ci lui coûtera très cher.

Co-réalisé par Ilya Khrzhanovskiy et Jekaterina Oertel avec la collaboration du très renommé directeur de la photographie Jürgen Jürges, et le soutien d’un casting de comédiens non-professionnels, « DAU. Natasha » affiche clairement sa volonté de « repousser à l’extrême les limites d’une représentation transgressive d’une vie qui, si elle n’était pas sous le joug d’un pouvoir totalitaire, serait tout à fait normale ».

Présenté à la 70ème Berlinale « DAU. Natasha » est un film extrêmement particulier, susceptible de déplaire à de nombreux spectateurs. Sa démarche artistique ne peut donc être pleinement appréciée qu’en prenant en considération le vaste projet dans lequel il a émergé : le pharaonique et très controversé projet Dau ébauché en 2004 et, qui, tire son nom du physicien russe et lauréat du prix Nobel Lev Landau.

Initialement, son réalisateur envisageait de réaliser un biopic du scientifique mais le projet s’est progressivement transformé en un projet épique, multidisciplinaire, combinant cinéma, science, performance, spiritualité, expérimentation sociale et artistique, littérature et architecture. Celui-ci fit d’ailleurs l’objet d’une vaste exposition (qui, elle aussi défraya la chronique) en 2019 à Paris dans trois institutions culturelles de renom : le théâtre du Châtelet, le Théâtre de la Ville et le centre Pompidou.

Bien que le premier tournage commença en 2007, l’essor du projet ne se développa réellement qu’en 2009 lorsque fut construit, sur les ruines d’une piscine abandonnée à Kharkiv en Ukraine, un « Institut de recherche en physique et technologie ». Le lieu, qui s’inspira des instituts scientifiques actuels, devint non seulement un vaste centre de recherche expérimentale mais aussi le plus grand espace de tournage jamais construit en Europe. À côté des scientifiques qui y vivaient et y travaillaient, le centre fut également peuplé de centaines de volontaires soigneusement sélectionnés (artistes, serveurs, police secrète, familles ordinaires). Placés dans un contexte appartenant au passé (l’ère soviétique de 1938 à 1968), tous y vécurent comme leurs ancêtres, et la vie non scénarisée qu’ils y menèrent fut filmée par intermittence durant toute la durée de l’expérience au sein de l’Institut, d’octobre 2009 à novembre 2011 [1]. L’immersion fut totale puisque leur existence était gouvernée par « l’heure locale » de l’Institut (1952,1953, etc.) et tout avait été reproduit à l’identique du passé dans les moindres détails : vêtements, uniformes, appareils ménagers, habitudes alimentaires… (Tous les techniciens des films étaient eux-mêmes tenus de se vêtir dans les costumes d’époque). L’Institut éditait même son propre journal, lequel émettait des bulletins quotidiens informant les participants des évènements historiques de l’époque.

Filmé en 35 mm, le film frappe par son hyper-réalisme, lequel donne lieu à des scènes très crues. Bâti sur de très longues scènes (23 au total) émaillées par des dialogues tout aussi longs et souvent répétitifs, DAU. Natasha donne parfois l’impression au spectateur d’assister à du théâtre filmé découpé en de longs plans-séquences. Film immersif à l’atmosphère suffocante, « Dau. Natasha » a divisé le Jury tout autant que la critique et le public de la 70ème Berlinale. D’aucuns ont ainsi dénoncé le caractère excessivement expérimental (voire transgressif) du projet lequel flirte effectivement avec les limites d’une simulation grandeur nature du système soviétique. Mais, interrogé sur ce point, le directeur de la photographie Jürgen Jürges a assuré que « les limites du respect n’avaient jamais été dépassées. Un seul regard de la part des comédiens, et nous arrêtions tout. », a-t-il affirmé.

Autre élément qui a suscité l’indignation de certains critiques : la représentation de l’image de la femme, jugée « humiliante ». Certes, Natasha ne joue pas le beau rôle mais eût-il été franchement concevable de faire de cette femme une princesse à laquelle on réserve tous les égards et que l’on accueille avec des brassées de roses au moment de la soumettre à l’interrogatoire d’un agent du KGB ? N’oublions pas qu’en dépit du caractère volontairement expérimental de sa démarche artistique, DAU. Natasha demeure toujours du cinéma. Un cinéma dérangeant eu égard à son processus créatif mais guidé par l’intention de nous rappeler une réalité ô combien glaçante. Le film fut d’ailleurs censuré en Russie, Vladimir Poutine n’ayant probablement pas vu d’un bon œil que l’un des personnages principaux du film occupe exactement la même fonction hiérarchique que celle qu’il occupait à l’époque où il était agent du KGB.

Par ailleurs, soulignons le rôle que campe Natasha et la relation malsaine qu’elle entretient avec sa jeune collègue Olga. Une relation amour-haine, frisant la perversion, qui dépasse le seul contexte historique et rencontre même une certaine forme de psychologie universelle, certes déplaisante mais non moins réelle. Natasha a atteint la quarantaine, elle est la maîtresse délaissée d’un chercheur de l’Institut. Elle estime qu’à son âge, elle, sait ce qu’est l’amour contrairement à Olga, qui à ses yeux, n’y connaît rien. Au fond, Natasha est une femme profondément frustrée, qui ne peut s’empêcher de se nourrir aveuglément d’illusions amoureuses afin de se rassurer. Ses frustrations sont d’autant plus renforcées par le fait qu’elle côtoie au quotidien une belle jeune femme qui a la vie devant elle. Aussi se plaît-elle à la défier, voire à l’humilier lorsque l’alcool et le chagrin débordent. Le tableau n’est guère valorisant, mais l’âme humaine, qu’elle soit faite homme ou femme, qu’elle se conjugue au passé ou au présent, est loin d’être inconditionnellement reluisante.

Il ne fait nul doute que cet objet cinématographique puisse en laisser circonspects plus d’un mais il convient de mettre en exergue l’impressionnante prestation de son interprète principale, Natalia Berezhnaya, actrice non professionnelle, qui joue ici une partition extrêmement audacieuse à laquelle peu de comédiennes professionnelles auraient sans doute accepté de se soumettre. Celle-ci aurait, à notre avis, amplement mérité de remporter l’Ours d’Argent de la meilleure actrice. Ce ne fut guère le cas mais ce fut Jürgen Jürges, directeur de a photographie du film, qui remporta l’Ours d’Argent de la meilleure contribution artistique. Une récompense méritée lorsque l’on connaît les contraintes techniques qu’Ilya Khrzhanovsky lui avait imposées, et qui l’avaient même amené à vouloir abandonner le projet. Eu égard à sa démarche hyperréaliste, le réalisateur russe avait en effet catégoriquement refusé que la moindre lumière artificielle ne vienne polluer les décors intérieurs (extrêmement sombres), ce qui, techniquement, rendait tout travail de qualité impossible. Le directeur de la photographie trouva finalement une solution à laquelle Ilya Khrzhanovsky concéda en usant de miroirs et en camouflant dans des éléments du décor de mini halogènes totalement invisibles à l’écran.

Il est fort peu probable que DAU. Natasha fasse l’objet d’une sortie en salle chez nous à moins peut-être que certaines de nos institutions culturelles n’aient l’audace de mettre sur pied une exposition similaire à celle qui eut lieu à Paris l’année dernière.

Christie Huysmans

[1Quelques chiffres sur l’ampleur du projet DAU : 392.000 auditions, 40.000 costumes, 12.000 mètres2 de décor, 120 lieux de tournage, 400 rôles principaux et 10.000 auxiliaires, 180 jours de tournage, 700 heures de film en 35mm, 549 scènes, 8000 heures de dialogues enregistrés