Coup de coeur mensuel
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Coup de coeurD’UNE VIE A L’AUTRE (ZWEI LEBEN)

Georg Maas

Liv Ullmann, Juliane Köhler, Sven Nordin

97 min.
11 juin 2014
D'UNE VIE A L'AUTRE (ZWEI LEBEN)

Europe 1990, le mur de Berlin est tombé. Katrine a grandi en Allemagne de d’Est et vit, depuis 20 ans, à Bergen, une ville du Sud-ouest de la Norvège. Épouse comblée, mère et grand-mère heureuse, Katrine évolue au cœur d’un foyer chaleureux où règne l’harmonie. Son passé ne fut toutefois pas aussi rose : fruit d’une relation entre une norvégienne et un soldat allemand durant la seconde guerre mondiale, elle fut enlevée à sa mère et placée, dès sa naissance, dans un orphelinat réservé aux enfants aryens. Parvenue à s’échapper de la RDA des années plus tard, elle retrouva sa mère en Norvège et s’y établit définitivement. Cependant, lorsqu’un avocat lui demande de témoigner contre l’État norvégien au nom de ces « enfants de la honte », elle refuse. L’attitude de Katrine surprend l’avocat et éveille ses soupçons.

Inspiré très librement par un livre de Hannelore Hippe et tiré de faits réels, D’une vie à l’autre tient autant du thriller historique et identitaire que du drame familial. Sa structure narrative, constituée d’incessants flashbacks au chromatisme sépia, génère le suspense, mais a parfois tendance à perdre le spectateur dans une histoire complexe qui joue sur les multiples facettes des personnages. Le flashback est ici une arme à double tranchant car, dans le même temps, il éclaire et trouble, sur plusieurs niveaux, deux vies qui se sont superposées, ont fusionné, et qui, in fine, s’annihileront.

En explorant les procédures peu orthodoxes de la Stasi, D’une vie à l’autre n’est pas sans rappeler La vie des autres . Sans égaler ce film oscarisé en 2007 dans la force qu’il tirait de son dépouillement esthétique et de son épure sentimentale, D’une vie à l’autre est toutefois un film méritant car non seulement, il lève le voile sur un visage sombre et méconnu de l’Histoire, mais il nous invite aussi à réviser notre perception, trop souvent hâtive, des autres.
 
Le contexte historique du film remonte à l’année 1935 lorsque Reichsführer-SS Heinrich Himmler, obsédé par la pureté raciale, fonda l’association « Lebensborn E.v. », laquelle avait pour objectif de sélectionner les membres aryens de la race supérieure et de procréer des enfants correspondant à l’idéal humain des nazis. Fort de son idéologie eugéniste, Himmler avait estimé que les Norvégiens, descendants des vikings, disposaient des caractéristiques inhérentes à l’émergence d’une race germanique supérieure : bravoure, force et gènes tenaces. Parmi les 11.000 enfants issus de liaisons entre des femmes norvégiennes et des soldats allemands, pendant l’occupation de 1940 à 1945, environ 250 enfants furent déportés en Allemagne entre 43 et 45. La plupart d’entre furent logés au Lebensborn « Sonnewiese », un orphelinat de SS en Saxe, sur le futur territoire de la RDA. En 1960, ces enfants, dont il est difficile de retracer le parcours de vie, attirent l’attention de la Stasi qui fera de ces individus sans attaches ni racines, des espions infiltrant la zone ouest.

Mais D’une vie à l’autre ne se cantonne pas à l’infiltration historique car il force aux interrogations existentielles. À quoi tient la vérité d’une vie ? Quelle part de responsabilité personnelle imputer à une femme déracinée, en mal d’amour maternel et en soif de liberté, dont la vie a été entraînée dans les rouages démentiels de d’Histoire ? Réexaminé à la loupe du présent, le passé demeure ce qu’il est d’un point de vue purement factuel, mais il s’avère aussi extrêmement mouvant et incertain à l’aune de nos préjugés, à la singularité de nos jugements et à la faillibilité de nos perceptions. L’historien en examine les ressorts et les revoit continuellement ; la justice humaine, éclairée par le faisceau des lois, les juge, parfois sans appel. Mais comment évaluer justement la valeur du présent, ce cadeau qui ne se mesure et ne s’apprécie que dans l’éternité de l’instant ? Comment le replacer dans son intégrité et avec justesse, sur le fil du Temps, ce continuum élastique, en tenant compte du fait que le moindre de nos actes, tel le battement d’aile d’un papillon, porte à conséquence sur le Destin ? Comme dans son précédent film, Neufundland , Georg Maas nous invite à revoir notre tendance à la catégorisation et à la stigmatisation des autres. La complexité des êtres est une réalité à laquelle nous résistons en laissant libre cours à notre penchant pour la simplification. Une approche défaillante qui nous amène à réduire les êtres à une seule dimension, en assenant la sentence du « elle est ceci, il est cela ». Dans Une vie à l’autre , Georg Maas nous invite une nouvelle fois à remettre en concordance l’image confuse que nous avons des autres et l’énigme existentielle qui les habite.
 
« La vie est faite de morts et de résurrections » écrivait Romain Rolland dans Jean-Christophe mais peut-on ressusciter autrement les morts que dans le souvenir et dans l’hommage que les vivants continuent à leur rendre ? Se garder du néant de l’oubli, n’est-ce pas là la seule garantie d’entretenir le feu brûlant de l’éternité ?

( Christie Huysmans )