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Annie Colère

Blandine Lenoir

Laure Calamy, Zita Hanrot, India Hair, Rosemary Standley et Damien Chapelle

120 min.
11 janvier 2023
Annie Colère

« C’est politique, la tendresse ! » nous dit Annie (Laure Calamy) tremblante de conviction alors que la loi Veil (en référence à Simone Veil, ministre de la Santé sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing) autorisant et encadrant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) vient d’être promulguée après une longue période de luttes féministes et de désobéissance civile. Rarement une fiction n’aura à ce point pris littéralement une réplique pour la transposer à l’écran que Annie Colère. À l’instar du film de Blandine Lenoir (Zouzou, Aurore), cette ligne de dialogue dépourvue de fioritures superflues frappe par sa simplicité et l’union de deux entités - le politique et la tendresse - qui semblent antinomiques en raison, notamment, d’une Histoire d’images féminines manquantes.

Tombée enceinte accidentellement alors qu’elle est déjà mère de deux enfants, Annie, ouvrière à l’usine de matelas, fait appel au MLAC – Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception — afin d’interrompre sa grossesse en sécurité. Suite à un choc personnel, Annie va s’investir de plus en plus dans l’association et s’y épanouir. Étalé sur un an, entre 1974 et 1975, le récit de Annie Colère part de l’individuel ordinaire pour ouvrir sur le collectif et ses engagements.

Puisant dans la thèse de 800 pages sur le MLAC de la chercheuse Lucile Ruault, Blandine Lenoir et sa co-scénariste Axelle Ropert ont converti les 18 mois d’action du MLAC — qui opérait dans de nombreuses villes de France, aux yeux de tous pour faire changer la loi — en un moteur d’émancipation pour Annie. La métamorphose s’opère, entre autres, dans les représentations de la protagoniste (tenues, coupes de cheveux, déclinaisons vocales et corporelles du jeu de Laure Calamy) et l’évolution progressive et symbolique des scènes à vélo ; motif de surcroit célébré par l’affiche promotionnelle. Loin des narrations punitives, le parcours d’Annie est celui d’une renaissance, d’une liberté découverte dans l’entraide.

Au sein du MLAC, la re-prise de pouvoir passe par l’acquisition des connaissances (physiologiques, techniques) et des ressources (des voyages organisés en Hollande après 8 semaines de grossesse, conseils et instruments médicaux, dessins, et la pilule comme révolution) nécessaires pour ne plus avoir à subir des tortures physiques et psychologiques inutiles et/ou barbares : les tentatives à l’aiguille à tricoter, le curetage à vif, les menaces juridiques et/ou conjugales. La diffusion d’informations sexuelles et l’écoute d’expériences intimes percent alors le silence du tabou et transforment des histoires prétendument honteuses en « sujets nobles » comme le dit un personnage du film.

En même temps qu’une incursion didactique dans les problématiques de la France du milieu des années 70, le récit d’initiation sert de porte d’entrée dans la vie associative, la solidarité féminine et sociale puisque les interventions du MLAC étaient gratuites et ouvertes à toutes sans discrimination d’âge, d’origine et/ou de classe. À une époque où la quantité d’IVG à pratiquer excédait largement le nombre de gynécologues prêts à s’engager illégalement pour la cause, l’enseignement de la méthode Karman — qui consiste à aspirer le contenu de l’utérus au moyen d’une canule — répondait à un enjeu politique et éthique, et limitait le monopole des médecins vu que cette technique était peu douloureuse, relativement simple à reproduire et à apprendre.

Le propos de Annie Colère sur l’autonomie des femmes et leur liberté de disposer de leur corps envers et contre des systèmes patriarcaux trouve forcément un écho dans l’état du monde contemporain. La révocation par la Cour Suprême des États-Unis de l’arrêt Roe v. Wade (de 1973 ; au moment de la création du MLAC dans l’Hexagone) — donnant le droit d’avortement aux Américaines — a agi comme un rappel particulièrement violent de l’instabilité de ces acquis. Récemment d’ailleurs, Call Jane (2022) de Phyllis Nagy, replongeait au cœur du militantisme américain et de ses avortements clandestins dans le Chicago des sixties avec une œuvre complémentaire à celle de Blandine Lenoir.

Dans Annie Colère, l’éloge de la pédagogie (les réunions du MLAC ont lieu à l’arrière d’une librairie pour renfoncer les connexions entre la culture, le savoir-faire et la désobéissance) sonne autant comme un hommage aux combats des féministes d’antan (Delphine Seyrig, figure de proue de la lutte pour l’IVG, apparaît dans une longue archive au journal télévisé) que comme un souhait de vigilance adressé aux générations actuelles et futures. La beauté de la démarche s’inscrit dans un passage de flambeau autour d’une parole explicative et réparatrice, de gestes qui rassurent et soulagent et d’un refus de la stigmatisation.

Cette ode à la bienveillance se traduit par une proposition cinématographique précise — qui montre, par exemple, le matériel chirurgical en détail —, mais pas mécanique. Dès lors, sans mettre le réel à distance, son parti pris s’oppose aux fictions qui n’envisagent le sujet qu’à travers des images traumatisantes. Prenant le contre-pied d’une esthétique terne et lugubre, le traitement de la lumière et des couleurs (costumes, décors, objets) est solaire et ose même des teintes pastel.

Les six scènes d’avortements — se déroulant chez les membres du MLAC — n’éludent ni l’inconfort, ni la peur, mais elles les amènent, par le dialogue et la délicatesse, vers une nécessité de s’extraire d’un schéma où le corps féminin subit sans comprendre ce qu’on lui inflige. Lors de ces interventions, le chant, le lien par le regard, le contact avec la peau (les caresses, les mains entrelacées) et les phrases encourageantes habitent le premier plan, tandis que la procédure existe en périphérie pour se concentrer sur la manière dont les femmes prennent soin les unes des autres.

Autour de Laure Calamy — peut-être l’actrice francophone en activité la plus saisissante dans le jeu du corps au travail et en action —, le reste de la distribution (Zita Hanrot, India Hair, la chanteuse Rosemary Standley) consolide la dynamique de groupe et fait exister, à des degrés différents, les personnages individuellement. Appliqué à partager des gestes souvent effacés de notre Histoire collective, le long-métrage de Blandine Lenoir dilue une rage sourde dans une émancipation vibrante. Si la tendresse est politique, Annie Colère trouve dans la transmission de la douceur une certaine audace.

Katia Peignois