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À PEINE J’OUVRE LES YEUX

Leyla Bouzid

Baya Medhaffer, Ghalia Benali, Montassar Ayari, Lassaad Jamoussi, Aymen Omrani.

102 min.
27 avril 2016
À PEINE J'OUVRE LES YEUX

Tunis 2010, quelques mois avant la révolution. Farah, 18 ans, vient de décrocher brillamment son bac, et sa mère la verrait bien entamer des études de médecine. Cependant cette jeune femme, fougueuse et rebelle, chanteuse dans un groupe de rock engagé, ne l’entend pas de cette oreille car pour cette artiste en devenir, seule la musique compte.

Premier long-métrage de la très prometteuse réalisatrice, Leyla Bouzid, formée à la Fémis et fille du cinéaste Nourid Bouzid, À peine j’ouvre les yeux dresse, avec un regard pénétrant et subversif, le vibrant portrait d’une jeunesse tunisienne farouchement éprise de liberté à la veille du renversement de Ben Ali. Au cœur de ce tableau, tantôt rythmé par l’espoir d’un renouveau, tantôt coloré par la mélancolie, il y a la magnétique Farah. Personnage solaire, incarné par la talentueuse Baya Medhaffer, cette jeune femme émancipée, qui boit de la bière et danse avec insouciance dans un bar rempli d’hommes, occupe le devant de la scène avec une fiévreuse énergie et porte littéralement le film à son firmament.

Intrépide et enflammée, amoureuse de la vie comme de Bohrène (le bassiste-compositeur de son groupe de rock), Farah irradie autant la joie que la sensualité, et suscite une immédiate empathie. Gaie comme un pinson, désinvolte, elle chante inlassablement, et la musique qui ruisselle en elle, la rend étincelante. Audacieuse et impulsive, elle ne redoute pas de dénoncer la dictature d’un régime qui, suscitant peurs, dénonciations et paranoïas, traque le moindre faux pas commis à l’encontre de l’ordre établi, affame sa population et l’amène à l’exil.

La musique, véritable exutoire d’une jeunesse en quête d’une nouvelle ère, est ici le véhicule d’une lutte pacifiste qui rêve d’un état démocratique qui délestera la Tunisie de ses inégalités, de ses abus de pouvoir ainsi que du poids suffocant de ses traditions. Mélangeant les rythmes électrisants pop-rock et les tonalités mélancoliques de chants folkloriques, la bande-originale, dont le morceau principal (malheureusement trop répétitif) fait écho au titre du film, opère comme le miroir galvanisant d’une société au bord de l’étouffement dont les fissures commencent lentement à exhaler l’âcreté de l’implosion et le doux parfum de l’espérance.

Cependant, dans une nation où la police secrète, infiltrée partout, est systématiquement à l’affût de la plus petite incartade, et où la corruption est foisonnante, la prudence et la crainte doivent être de mise. Aussi, pour cristalliser cette prégnante inquiétude, la réalisatrice développe-t-elle une relation complexe entre Farah et sa mère, Hayet, interprétée par l’actrice et chanteuse chevronnée Ghalia Benali. Cette dernière, amèrement consciente des dangers qu’encourt sa fille pour la hardiesse de ses propos et de ses comportements, cherche tant bien que mal à la protéger des représailles qui ne manqueront pas d’advenir si elle s’entête à jouer les oiseaux de nuit. Mais le déploiement de cette autorité maternelle bienveillante, qui s’exprime avec une dureté a priori surprenante, ne fera qu’attiser le feu de son tempérament passionné. Le personnage de Hayet fournit ici l’opportunité à la cinéaste de revenir sur la génération passée et d’esquisser le sentiment d’impuissance et d’angoisse qu’a suscité l’état policier opérant allégrement sous Ben Ali. Cette génération, dont est issue les parents de Farah, s’était elle aussi nourrie de rêves et d’illusions mais elle s’est vue trop souvent brimée si ce n’est brisée dans son élan, ce qui l’a durablement affectée et transformée, l’amenant à constamment vivre dans un climat anxiogène.

En marge de cette houleuse relation mère-fille, se dessinent aussi des personnages masculins, qui, en contre-point, nuancent habilement le visage trop souvent caricaturé de la société tunisienne. Loin du stéréotype habituel, le père de Farah n’incarne pas l’autorité sectaire, bornée et indiscutable du patriarche à qui l’on doit une indéfectible déférence et une aveugle soumission. Père absent pour des raisons professionnelles, qui donnent l’occasion à la réalisatrice d’évoquer les tensions économiques de son pays avant le Printemps arabe, celui-ci s’avère être le complice compréhensif d’une fille dont il ne veut que le bonheur. Quant à Bohrène, l’amoureux de Farah, il démontre à lui seul ô combien la jeunesse masculine tunisienne se révèle encore hésitante quant à l’attitude à adopter à l’égard de la femme. Ecartelé entre un désir de modernité et le joug des coutumes, partagé entre courage et lâcheté, il lutte certes pour sa liberté d’expression mais il ne parvient néanmoins pas, en dépit de son ouverture d’esprit, à s’affranchir totalement du regard réprobateur d’une société machiste et patriarcale qui considère qu’une femme émancipée n’est autre - pour l’exprimer poliment - qu’une femme indigne.

Encensé par la presse française, ce film musical et énergique, déjà multi-primé [1] , n’est pas une carte postale de la Tunisie destinée aux touristes qui ne franchissent jamais les portes dorées de leur hôtel quatre étoiles et préfèrent parfaire leur bronzage, les yeux mi-clos, au bord d’une piscine bleue turquoise.

Hymne irrévérencieux galvanisant la féminité et l’expression de la liberté, tableau vivant, réaliste et tout en nuances d’un pays à mi-chemin entre ouverture et conservatisme, À peine j’ouvre les yeux exalte le désir de changement longtemps refréné de toute une génération en portant aux nues une jeune femme qui, tel un rossignol dont on essaie de couper les ailes, s’obstine à chanter sa soif de vivre encore et encore.

 

 

( Christie Huysmans )


[1] À peine j’ouvre les yeux a obtenu en 2015 le Bayard d’Or de la Meilleure Première œuvre de fiction au FIFF à Namur, le Prix du Public au Festival du Cinéma Méditerranéen de Bruxelles, le Label Europa Cinema en tant que meilleur film européen des Venice Days, lors de la 72e Mostra de Venise, le Prix du Meilleur Film au Festival International de Dubaï, le Tanit de Bronze, le Prix TV5 Monde et le Prix Fipresci lors des Journées Cinématographiques de Carthage.