Cinéphile
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35 RHUMS

Claire Denis (France)

Alex Descas, Mati Diop, Grégoire Colin, Ingrid Caven...

100 min.
3 juin 2009
35 RHUMS

Le cinéma de Claire Denis est comme une poésie, un haïku ; il faut faire le choix de se laisser séduire par les mots (les plans), porter par les silences et le temps, vivre au même titre les creux et les moments intenses. Le récit est un ensemble de fils, d’instants qui se rejoignent ou pas, s’organisent pour créer un monde à part, unique, fragile et simultanément ancré dans la banalité de la vie. L’horizon s’inscrit ici dans le temps suspendu du passage, de la transition ; une jeune fille métisse, Joséphine (étudiante en anthropologie, interprété par Mati Diop), qui vit avec son père Lionel (Alex Descas en veuf, homme discret et taiseux, conducteur de RER), partageant son quotidien, et qui peu à peu, va devoir assumer une identité propre, se ‘défusionner’ de lui. Autour d’eux, dans cette banlieue parisienne aux accents antillais ou guadeloupéens, Gabrielle (Nicole Dogué), chauffeur de taxi et amoureuse du père ; Noé (Grégoire Colin), voisin énigmatique, éternel voyageur et amoureux de la fille ; René (Julieth Mars-Toussaint), collègue à la retraite qui erre devant le monde qui s’étend à perte de vue devant lui. “Sens-toi libre”. Cette phrase glissée par le père à sa fille résume tout le dilemme du film : libre de faire quoi, ou d’être qui ? Libre d’être ou d’avoir, ou même d’avoir été ?

Rien ne nous est donné, tout est proposé ; au spectateur de travailler, de chercher les liens, les intrigues, les désirs frustrés, dans les échanges parcimonieux que la cinéaste nous laisse entendre, mais surtout les silences et les gestes éloquents ou insignifiants de ses personnages. Car les relations se sont tissées entre eux, à l’abri de nos regards, bien avant que la caméra ne se mette à tourner. En réalité, tout serait plus simple si l’ensemble ne s’inscrivait pas dans une continuité ; mais le cinéma de Claire Denis est celui d’un héritage, d’une fidélité affichée où les acteurs se retrouvent, se recroisent, rebâtissent des destins sur des ruines encore tièdes. Alex Descas, au visage magnifique du vécu et au corps sculpté d’émotions passées, resplendit en père fusionnel ; présent depuis S’en fout la mort , mais surtout J’ai pas sommeil où il composait déjà un père déserté par une mère incertaine, il s’empare du cadre pour l’investir de toute son aura. Puis Grégoire Colin, loin de l’adolescent de US Go Home et le Boni de Nenette, qui semble avoir grandi sous la caméra d’Agnès Godard, portant encore en lui la trace du légionnaire laissé pour mort dans le désert de Beau Travail, tout en frustration et en attente de l’émancipation de Joséphine. La continuité est la même derrière la caméra (l’éternel œil d’Agnès Godard), dans l’écriture (partagée avec Jean-Pol Fargeau) ou la musique (celle des Tindersticks).

Malgré la continuité, Claire Denis semble pourtant prendre ici une autre route, se détachant subtilement du ‘scénario sensationnel’ (expression du critique Cyril Béghin), physique, tactile des récits de peau de ses derniers films ( Beau Travail, Trouble Every Day, L’intrus ) pour retrouver un équilibre entre les sens et la distance. La caméra est plus fixe, plus posée, le cadre plus sage, jusqu’à ce que, tout d’un coup, le mouvement se réveille, comme dans la séquence de danse (point d’orgue essentiel et quasi systématique chez la réalisatrice) où libération et tension, joie et mélancolie, ensemble et profonde solitude coexistent, redistribuant les cartes et les rôles. Il s’agit toujours, quelque part, de donner la primauté à l’indicible par le biais du visible, refuser les dialogues creux et faire jaillir les corps et les gestes à l’état brut (le corps en suspend de Noé à quelques mètres de la porte où père et fille sont isolés, le geste subtil du collier de la mère morte, délicatement posé sur le cou gracile de la fille par les mains du père, les coups secs des petits verres de rhums, engloutis à l’unisson pour célébrer les passages du temps), car « c’est par le corps (et non plus par l’intermédiaire du corps) que le cinéma noue ses noces avec l’esprit, avec la pensée ». Un cinéma précieux, car bâti sur le fil ténu et instable des rapports humains. (1)

Muriel Andrin

Université Libre de Bruxelles

 

(1) Gilles Deleuze, L’image-temps , Paris : Minuit, 1985, p.246.