BFI London Film Festival (LFF)

THE IRISHMAN (2019), MARTIN SCORSESE

Conférence de presse

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The Irishman, le nouveau film de Martin Scorsese, marque les retrouvailles du réalisateur avec son acteur fétiche Robert De Niro, réunit un casting cinq étoiles (Al Pacino, Joe Pesci, Harvey Keitel, Bobby Cannavale et Anna Paquin) et scelle la première collaboration de Scorsese avec Netflix.

Inspiré du roman de Charles Brandt, I Heard You Paint Houses : Frank « The Irishman » Sheeran and the Inside Story of the Mafia, the Teamsters, and the Final Ride by Jimmy Hoffa, le long métrage de Scorsese retrace la vie de Frank Sheeran (Robert De Niro), surnommé The Irishman, et sa possible implication dans l’assassinat de Jimmy Hoffa (Al Pacino), un dirigeant syndicaliste.

The Irishman bénéficiera d’une sortie limitée au cinéma avant d’être mis en ligne sur Netflix le 27 Novembre 2019. À Bruxelles, le film sera projeté au Cinéma Vendôme et au Cinéma Aventure à partir du 13 Novembre.

En Octobre 2019, le BFI London Film Festival (LFF) a projeté le film en clôture. À cette occasion, CinéFemme a pu assister à la conférence de presse en présence de Martin Scorsese, Robert De Niro, Al Pacino et des productrices Jane Rosenthal et Emma Tillinger Koskoff.

LA GENESE DU PROJET

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M. Scorsese : Robert De Niro et moi cherchions à retravailler ensemble et à synchroniser nos agendas, mais sans jamais nous fixer sur quelque chose. Nous n’avions plus eu l’occasion de travailler ensemble depuis Casino en 1995. En 2007, nous avons décidé qu’il était temps de concrétiser cette envie. Nous voulions enrichir ce que nous avions déjà fait ensemble dans les années 70, 80 et au début des années 90. Initialement, nous devions adapter le livre de Don Wislow The Winter of Frankie Machine sur un tueur de la mafia à la retraite. À l’époque, en 2007, Robert De Niro était sur le point de réaliser The Good Shepherd et Eric Roth, son scénariste, lui a suggéré de lire I Heard You Paint Houses : Frank « The Irishman » Sheeran and the Inside Story of the Mafia, the Teamsters, and the Final Ride by Jimmy Hoffa de Charles Brandt comme documentation.

R. De Niro : Eric Roth venait de le lire et il m’a convaincu de m’y mettre. En même temps, Martin Scorsese venait de commencer à me montrer des films avec Jean Gabin…

M. Scorsese : Touchez pas au grisbi (1954) de Jacques Becker, par exemple, ou des films de Jean-Pierre Melville comme Le Doulos (1962) et Le Deuxième Souffle (1966). Pendant le tournage de Casino, je trouvais que De Niro avait une présence similaire aux personnages de ces films.

R. De Niro : J’ai donc fini par lire I Heard You Paint Houses et j’ai convaincu Martin Scorsese de le lire car tout ce qu’il recherchait était dedans. Et voilà, c’était fait ! C’était ça, la base du projet.

J. Rosenthal : En 2007, nous allions débuter la production de The Winter of Frankie Machine, avec la Paramount, et Brad Grey allait nous donner le feu vert, mais Robert (De Niro) a proposé que l’on s’intéresse à I Heard You Paint Houses comme base de recherches ou que l’on envisage de faire un film qui combine les deux bouquins. Au final, The Winter of Frankie Machine a été mis de côté et, en 2009, Steven Zaillian a terminé le scénario de The Irishman sur base de I Heard You Paint Houses.

M. Scorsese : Nous cherchions vraiment à trouver le « bon » projet. Celui avec lequel nous étions le plus à l’aise. Quand Robert (De Niro) m’a décrit le personnage de Frank Sheeran, j’ai senti qu’il le « tenait » bien, qu’il y avait quelque chose à explorer et qu’on pouvait vraiment en tirer quelque chose, tous les deux, en tant que partenaires artistiques et avec le reste du casting. Nous avons donc tenté notre chance. Avec Steve Zaillian, nous en avons tiré un magnifique scénario, mais cela nous a pris du temps. Pourquoi, d’ailleurs ? (en s’adressant à De Niro).

R. De Niro : C’était un scénario sublime, mais cela nous a pris du temps car nous devions synchroniser les agendas de tout le monde. En 2009-2010, lorsque Martin (Scorsese) était en train de préparer Hugo, nous en parlions et il me disait qu’il voulait aussi faire Silence. Du coup, j’ai décidé de faire bouger les choses. En général, je n’aime pas parler d’un projet qui n’a pas encore abouti, par superstition, mais pour The Irishman, je savais que Martin Scorsese, Joe Pesci et Al Pacino étaient motivés de le faire. J’ai donc organisé une lecture du script…

J. Rosenthal : En 2012, nous avons pu faire cette lecture du script avec tout le monde avant que Martin Scorsese et Emma Tillinger Koskoff partent tourner Silence. À ce moment-là, nous avons connu un autre grand retardement… (rires), mais c’était pour la bonne cause ! Néanmoins, à l’époque, nous avions peur que cette lecture soit la seule chose qui existe et aboutisse pour The Irishman.

LA COLLABORATION AVEC AL PACINO

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A. Pacino : Je connais Robert De Niro depuis très longtemps et lorsqu’il m’a appelé pour me parler du projet, ça m’a paru très intéressant. Retravailler avec lui et avec Martin Scorsese pour la première était quelque chose de très important pour moi. Plusieurs fois au cours de ma carrière, j’ai failli collaborer avec Martin Scorsese sans que cela n’aboutisse. C’était donc vraiment une bonne chose pour moi qu’il me propose The Irishman.

M. Scorsese : Un jour, j’ai rencontré Al (Pacino) dans un hôtel de Los Angeles pour parler du projet et il se demandait vraiment si le film allait se faire à cause des problèmes d’agendas et parce que personne n’était enthousiaste à l’idée de financer le film. The Irishman était, à l’époque, un doux rêve et, comme l’a dit Jane Rosenthal, nous avions vraiment peur que la lecture du script soit la seule chose que l’on arrive à faire tous ensemble. Nous étions tou.te.s conscient.e.s du risque, mais nous avons décidé de nous accrocher, d’y croire et de continuer.

A. Pacino : Il faut dire que cette lecture avait été très bien organisée et orchestrée par Robert (De Niro) et j’imagine que, comme nous avions les bonnes personnes présentes dans la pièce, cela a été efficace…

M. Scorsese : Oui, tout le monde a été excité par le projet et par la lecture, mais personne ne voulait nous donner l’argent pour autant… (rires).

A. Pacino : Ah ! Je ne savais pas cela… (rires).

J. Rosenthal : Pour être honnête, personne dans cette pièce, à l’époque, ne pouvait nous donner l’argent pour le faire.

M. Scorsese :
Mais c’était vraiment une lecture très fun et un moment très agréable !

A. Pacino : Nous pouvions sentir dans la pièce que quelque chose prenait vie. Mais, je ne savais toujours pas si le projet allait aboutir ou non.

R. De Niro : De temps en temps, Al (Pacino) m’appelait pour me demander si ça allait se faire. Je répondais toujours : « Ne t’en fais pas, accroche-toi ! Attends, ça va se faire, on y travaille ! » (rires).

NETFLIX ET L’INDUSTRIE DU CINEMA : VERS UNE (R)EVOLUTION ?

M. Scorsese : Actuellement, je pense que l’on est en train de redéfinir ce qu’est le cinéma. Ce n’est pas juste une évolution, c’est une révolution du cinéma en lui-même. Les nouvelles technologies vont amener des choses inimaginables. Non seulement, c’est quelque chose d’extrêmement positif pour les œuvres narratives et cinématographiques, mais cela élargit aussi la conception de ce qu’est un film et d’où on le regarde. C’est un changement radical et nous devons prendre en compte tout ce qu’il existe aujourd’hui ; la réalité virtuelle et les hologrammes, par exemple. Mais, il faut aussi protéger - autant que possible - l’expérience communautaire du cinéma. C’est quelque chose qui, je pense, sera toujours là. Et évidemment, je crois que cette expérience restera toujours meilleure dans une salle de cinéma. Néanmoins, de nos jours, les foyers deviennent aussi des cinémas, ce qui constitue un changement majeur. Et je crois sincèrement que l’on doit garder un esprit ouvert.

Voir un film avec un public est très important à mes yeux, mais il faut admettre un autre problème : avant de pouvoir voir le film, il faut pouvoir le faire, le produire, le financer. Et pour nous, par exemple, il n’y avait pas d’autres solutions. Il n’y avait pas de place ailleurs financièrement pour The Irishman, et ce, pour différentes raisons. Nous avons rencontré des problèmes de financement notamment à cause des CGI et du rajeunissement des acteurs. L’on m’a conseillé de prendre des acteurs plus jeunes, mais j’ai refusé. Nous avons fait le test avec les effets spéciaux et j’ai voulu expérimenter. Pour moi, les CGI sont vraiment une évolution du maquillage au cinéma. Il y a des conventions avec le maquillage. Le/la spectateur.trice accepte que l’interprète soit plus jeune ou plus vieux/vieille que le personnage. C’est la même chose dans The Irishman avec les effets spéciaux. On accepte l’illusion.

Avec Netflix, nous avons eu le confort d’avoir une compagnie qui nous a fait confiance, qui n’a pas voulu interférer dans le processus créatif du film. J’ai pu faire le film comme je le voulais à condition que ce soit du streaming avec une sortie limitée au cinéma avant la sortie sur Netflix. J’ai considéré que c’était notre seule chance de faire ce film en accord avec ses besoins spécifiques.

Qu’est-ce que signifie le streaming actuellement et comment celui-ci va définir une nouvelle forme de cinéma ? Je n’en suis pas certain. C’est une nouvelle expérience de visionnage. Ce qui compte vraiment, c’est de continuer à visionner un film avec un public. Mais, il y a de la place pour plusieurs manières de regarder des œuvres de nos jours. La valeur qu’on lui donne est une question différente. Par exemple, concernant les films Marvel, la salle de cinéma devient un parc d’attraction. C’est une expérience différente. Pour moi, ce n’est pas du cinéma ; c’est quelque chose d’autre. Et, l’on ne devrait pas se faire envahir par cela. C’est un grand débat et un grand problème. Aujourd’hui, nous avons besoin que les cinémas s’investissent dans ce débat. Nous devrions pouvoir montrer des films narratifs en salles - même s’ils font plus de trois heures comme c’est le cas pour The Irishman.

LE RAJEUNISSEMENT NUMERIQUE ET SES CONSEQUENCES SUR LE JEU D’ACTEUR

A. Pacino : C’est avant tout une technique et, comme l’a dit Martin Scorsese, une forme de maquillage. Pour moi, cela ne change pas grand-chose à ma manière d’approcher le rôle. J’interprète un personnage qui, je l’espère, me correspond et l’apparence - ou le rajeunissement - de celui-ci ne change pas vraiment mon travail d’acteur. Vous savez, ils m’ont montré une version du film sans effets spéciaux et j’ai marché. C’était en premier lieu une histoire et toutes ces questions d’âge n’avaient plus d’importance. L’exécution de cette histoire - en termes de mise en scène, de photographie, de costumes et d’acting - primait et m’emmenait en tant que spectateur. Je ne pensais à rien d’autre. J’étais concentré sur ces personnages basés sur de vraies personnes. C’était aussi cet aspect-là qui était intéressant : cette histoire est basée sur des personnes réelles. Et, croyez-moi, même sans effets, le film marche très bien. D’ailleurs, d’autres personnes qui ont pu voir le film sans CGI ont eu le même sentiment que moi. Si l’on accepte le maquillage pour vieillir un comédien, l’inverse fonctionne aussi.

R. De Niro : Pour moi, c’était surtout l’occasion de blaguer sur le fait que ce procédé allait étendre ma carrière d’une trentaine d’années (rires). Plus sérieusement, ces nouvelles techniques amènent beaucoup de questions, notamment sur le droit d’auteur. Dans notre cas, c’était vraiment une expérimentation artistique. Pablo Helman (le superviseur des effets spéciaux) et toute l’équipe ont toujours maintenu une exigence artistique. Ce projet a été ambitieux du début à la fin et nous avons placé l’intérêt du film au centre de toutes ces questions.

LE PLUS GRAND DEFI DE MARTIN SCORSESE SUR THE IRISHMAN

M. Scorsese : Réussir à faire le film était le plus grand défi (rires).
Le plus dur a été de conserver l’essentiel. Rester fidèle à ce qui est central implique des choix de montage sur le tournage - et même avant le tournage, d’ailleurs. C’est un film complexe - notamment à cause des effets spéciaux et de son aspect fresque historique - ; il fallait donc que les choix de montage soient clairs bien avant de commencer à tourner. Je ne voulais pas perdre le public dans ce qui est superflu. À la fin, il ne doit rester que Frank et sa solitude, car c’est le cœur du film.
Le tournage a été long - 108 jours, il me semble. Il ne fallait pas s’y perdre. Le montage a été un autre défi et j’ai dû garder un équilibre tout en naviguant à travers l’intrigue.

Pour réussir un film, j’ai besoin de planifier. Arriver sur un tournage et ne pas savoir ce que je vais faire n’a jamais fonctionné pour moi. Être organisé me permet de trouver mon chemin dans le processus créatif afin d’arriver au meilleur résultat final.

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TRADUCTION, RETRANSCRIPTION ET PHOTOS : KATIA PEIGNOIS