Moussa Touré : ’La Pirogue’ de l’espoir

Interview de Moussa Touré, réalisateur du film La Pirogue*,
présenté au Festival International du Film Francophone de Namur (Luz, octobre 2012)

Comment s’est mis en place le projet de votre long-métrage « La Pirogue » ?

Je voulais faire un documentaire, parce que j’avais rencontré un jeune homme, un peintre, qui avait fait le voyage. J’avais demandé où il était, on m’a dit qu’il était parti et quand je l’ai revu deux mois après, je l’ai invité chez moi et il m’a raconté son périple. Puis, un jour, Eric (Névé)** m’a parlé de ce sujet et je lui ai dit, que j’allais lui lire quelque chose. J’en avais fait un poème, c’était juste une page, mais c’était très dur.

Ensuite, Eric voulait que j’en écrive un scénario, mais je n’avais pas le temps et je lui ai parlé d’un ami, un très grand écrivain, Abbas Diom, qui m’avait parlé de ça, et il est allé le voir. C’est cet ami-là qui a écrit le premier scénario, que j’ai trouvé assez faible, mais les personnages étaient là. J’ai dit à Eric, « Attention, moi je ne vais pas entrer dans un sujet pareil s’il n’est pas fort. Je n’ai pas le temps, mais ce que je peux faire, c’est, quand vous allez écrire, le jour où je dirai que c’est fort, je vais commencer à y mettre mes choses. »

Le scénario est parti et quand il est revenu, co-écrit par Abbas Diom et David Bouchet, j’ai trouvé ça faible. J’ai discuté avec le jeune homme, car il était un peu bloqué du fait que ce soit dans un espace clos, et je lui ai dit que c’était justement ça qui me plaisait. Le fait que ce soit clos, c’est là que c’est intéressant. J’ai dit à Eric, que je ne voulais pas le faire. Le scénario est reparti et quand il est revenu, j’ai commencé à changer les choses, par exemple, le début. Ça ne commençait pas comme ça, il y avait un mariage, j’ai dit « mais t’es malade, il faut mettre une scène de lutte ! » Puis, on a fait une lecture et j’ai mis en rouge presque tout le film. Je lui ai dit que ce film est une réalité et finalement on était d’accord sur tout ce qui allait changer. C’est de cette manière que l’on conçoit un scénario.

Vous avez dit « Dans la lutte tous les hommes se retrouvent » …

Oui, surtout nous, déjà culturellement on se retrouve. Ce que vous voyez dans la lutte, c’est moi, avec tous les grigris, je suis un tel musulman, nous sommes tous musulmans, même le Chrétien il est comme ça, donc ça, ce sont nos racines. En cela, la lutte ne nous intéresse pas. C’est dans la lutte mystique que tout le monde se retrouve. Parce que, quoi qu’il arrive, il y a toujours une lutte quelque part, femmes et hommes. Nous, on la fait mystiquement, d’autres la font d’une autre manière.

C’est pour ça, que j’ai voulu commencer le film par une lutte, certains luttent pour partir, d’autres pour autre chose et je voulais que, dès le départ, cela se mette en place. C’est la scène qui a été tournée le plus simplement, alors qu’il y avait 2000 figurants ! C’est la scène où personne n’a moufté, on m’a suivi ! On a commencé à 8h et on a terminé à 18h, en une traite !

Le film démarre avec cette force, liée à l’espoir, mais après, la pirogue navigue entre espoir et désespoir…

Elle tangue. Ma mère est d’une ethnie de pêcheurs. Mon enfance a été bercée par l’eau. Car quand on pêche, qu’on va en pleine mer, dans l’océan, c’est magnifique et en général tu tangues toute la journée ! Le tangage m’a toujours plu et m’a toujours fait peur aussi. Et puis, quand je regarde l’Afrique, dans la globalité, même si chez moi on parle de démocratie, on parle de stabilité, mais c’est une stabilité qu’il faut surveiller de près. Parce que, tout récemment, ça a failli… avec nos élections, il y a eu des morts…

Il se remémore un événement d’une violence inouïe, où un jeune homme s’est fait tabasser à mort. Il marque une pause.

Ce sont ces jeunes-là qui sont partis… d’un pays où l’on parle de démocratie… quand je parle de tanguer, c’est de ça que je veux parler. Si on ne surveille pas, ça peut dériver. Et cette pirogue, elle est exactement comme l’Afrique est. L’Afrique est difficile, si on la regarde de face et qu’on ne se leurre pas, elle est très difficile. Il ne faut pas se leurrer. Là, aujourd’hui, chez moi, l’espoir a repris, mais l’espoir repart très vite. Pourtant, nous faisons partie des pays d’Afrique où il y a le plus d’espoir. La pirogue est dans ce sens, mais il y a pire que la pirogue.

Toutes les 3 secondes un enfant meurt en Afrique à cause des moustiques. Et dans tout ça, on voit les gens danser, chanter, en même temps. Vous savez comment ils l’appellent le voyage, les jeunes ? « Mek » qui veut dire « suicide ». ça veut dire, courir à 120 km/h et se taper la tête contre un mur. Un autre terme disait pour « Aller à Barcelone », « Aller à Barsak » qui signifie « l’au-delà ». Vous vous rendez compte, un jeune de 20 qui vous dit « Moi je vais me suicider, je vais traverser ce mur sinon je meurs » ? C’est comme les kamikazes. 52% de jeunes de moins de 20 ans qui disent la même chose. Ce n’est plus un pays, ce n’est plus une vie. C’est ça qui s’est passé, tout simplement parce que les gens qui sont au pouvoir, ils ont laissé faire. Tout le monde voyait les jeunes partir, c’est vraiment malheureux.

C’est un film qui demandait à être fait. On en a fait, je ne suis pas le premier à le faire, mais peut-être la manière dont je l’ai fait est différente, avec mon passage de la fiction au documentaire. Je me suis rendu compte, que l’Afrique avait besoin de ça, de plus de documentaires aussi. L’Afrique n’est pas fiction. L’Afrique serait plutôt science-fiction ! Parce que quand tu regardes l’Afrique, tu te dis, « mais ce n’est pas possible ! », tu vois que les gens ont faim et puis, ils commencent à danser, à rigoler, quand il y a un mort. Et moi, comme j’avais la parole, il était nécessaire que je dise au monde, que je fasse la guerre avec beaucoup de gens. J’ai fait des films sur le viol, les moustiques, sur plein de choses.

* Pour lire la chronique du film La Pirogue suivez le lien : www.cinefemme.be/filmfiche?film=1793
** Eric Névé est le producteur de La Pirogue.